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La vivante et Victor Hugo ne se quittèrent plus. Ce n’est pas dire que tout alla le mieux du monde. Certes, jusqu’aux derniers jours, Juliette fut passionnément fidèle à son grand homme, fidèle de compagnie et de sollicitude comme autrefois fidèle d’amour. Elle conserva, jusqu’aux derniers jours, dans la tendresse plus reposée, le vocabulaire de l’amour et même de l’amourette. « Je t’aime, je t’adore, corps, cœur et âme... » Ils sont, l’un et l’autre, septuagénaires. Et jusqu’aux derniers jours de Juliette, ou peu s’en faut, l’amant continua d’être futile. C’était son goût, de la tromper. Elle se plaignait et sentait sa faiblesse, dans un conflit de son « vieil amour » et des « jeunes tentations. » Quelquefois, elle égayé de drôlerie sa tristesse véritable : « Cher bien-aimé, je ne veux pas te faire une scie de tes bonnes fortunes ; mais je ne peux pas m’empêcher de sentir que mon vieil amour fait une triste figure au milieu de toutes ces cocottes répétant à qui mieux mieux leur gloussement familier : Pécopin, Pécopin, Pécopin, pendant que mon pauvre pigeon emblématique s’épuise à roucouler : Bauldour, Bauldour, Bauldour. Voilà longtemps que la chasse fantastique dure sans que tu en paraisses lassé ou découragé. Quant à moi, j’aspire au repos... » Et elle annonce qu’elle met la clef de son cœur sous la porte. Mais non ! et elle ne cesse pas d’aimer le frivole.

Cette histoire d’amour n’est pas la plus jolie que nous devions à l’entrain des poètes. Le personnage de Victor Hugo ne s’y révèle pas d’une façon très agréable. On dira : Ce n’est pas Victor Hugo ; ce n’est que Toto ; et, pendant que Toto vit assez mal, Victor Hugo écrit ses poèmes.

Que dire d’autre ?... Une telle séparation de l’homme et du poète, nous avons peine à la concevoir. Hugo pourtant l’avait réalisée. Avec une imagination prodigieuse, il eut le cœur médiocre, l’âme petite et vulgaire. Son génie était, en quelque manière, indépendant de lui, étranger à lui, un don sublime et qu’il ne méritait pas beaucoup. Dans son génie même, il y a peu d’âme ; et comment ne pas l’admirer par-dessus tous les poètes de son temps ? Mais comment l’aimer autant que de moindres poètes, plus dignes des tendresses de l’esprit ?...


ANDRE BEAUNIER.