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mois, presque deux années. Juliette refusa, comme le dîner des enfans pauvres, toute occasion d’entrer à Hauteville-House pendant l’absence de sa rivale et amie. Elle se tint à l’écart ; mais, de chez elle et par l’intermédiaire de sa servante Suzanne, elle veillait au bien-être du grand homme et de toute la famille. Un soir que Victor Hugo la priait à dîner, elle répondit : « Permets-moi de refuser l’honneur que tu me fais, au nom des trente années de réserve, de discrétion et de respect que j’ai eues envers ta maison. » C’est elle qui a le sens commun ; c’est elle que nous comprenons : les autres, moins.

Mme Hugo revint de France et, le 15 janvier 1867, annonça le projet de faire visite à Juliette. Cela demandait un protocole, et que régla Victor Hugo avec une attention méticuleuse. Juliette reçut Mme Hugo le 22 janvier ; elle lui rendit, le surlendemain, sa visite. Dès lors, elle ne fit point de difficulté pour aller à Hauteville-House. On l’y voyait chaque jour : elle y copiait, feuille après feuille, les Misérables et notamment ce passage du livre VI où Victor Hugo utilisa les souvenirs de Juliette pour décrire le couvent du Petit-Picpus.

Au mois d’août 1868, la famille Hugo et Juliette se trouvant à Bruxelles, Mme Victor Hugo mourut. Victor Hugo la pleura ; et Juliette la pleura. Ce fut une question de savoir si Juliette n’assisterait point à la cérémonie de l’enterrement. Elle hésita et prit enfin la détermination la plus sage : « Plus je pense au triste voyage de ce soir, plus je sens que je dois m’abstenir d’en faire partie. L’hommage pieux de mon cœur, envers cette grande et généreuse femme, ne doit pas s’exposer à être mal interprété par des indifférens ou des malveillans. Encore ce dernier sacrifice à la malignité humaine pour avoir le droit de nous aimer ensuite à ciel ouvert, n’est-ce pas, mon cher bien-aimé ?... » Elle a raison !... Mais elle embrouille plusieurs choses quand, dès la mort de Mme Hugo, elle prend « cette âme » pour témoin du serment qu’elle renouvelle : « vœu sacré que j’ai fait, la première fois que je me suis donnée à toi, de t’aimer dans ce monde et dans l’autre tant que mon âme existera... » Et elle ajoute, avec une singulière impétuosité de certitude : « sûre que je suis d’être approuvée et bénie dans mon amour, par ce grand cœur et ce grand esprit qui vient de nous devancer, hélas ! dans l’éternité. » Se trompe-t-elle ? Je n’en sais rien. Elle put croire que non. Mme Hugo, par testament, lui léguait un camée cerclé d’or et qui représentait Mme Hugo. Elle s’habilla de noir et n’eut pas d’autre bijou que ce camée, que cette Mme Hugo, sur la poitrine. Victor Hugo les voyait l’une et l’autre, la défunte et la vivante, du même coup d’œil.