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d’ombrage et je n’en viens pas à bout ; mes efforts ne servent qu’à me fatiguer et à me décourager... » Elle n’y songe pas, mais, innocemment, elle invite Hugo à de cruelles déterminations : « Je comprends, lui dit-elle, la générosité de Didier qui aime mieux mourir sur l’échafaud en pardonnant à Marion que de vivre pour la persécuter et la torturer avec un passé qui n’est plus et par des soupçons mille fois plus douloureux que la mort et l’oubli. Oh ! oui, je le comprends, ce Didier-là !... » Mais Hugo n’avait pas envie de mourir ; et la lettre de Juliette ne le dérangeait pas de sa tranquillité. Au moins, Juliette, qui se plaint amèrement, n’est-elle qu’une geignarde ? Pas du tout ! Elle ne souhaite que d’être contente ; elle en saisit les plus petites occasions : pour son allégresse, il suffit que Hugo ne soit pas féroce. Alors elle n’a qu’un regret, c’est de ne pas trouver les mots de son cantique enthousiaste. Elle rirait bien volontiers ; souvent, elle sourit encore parmi ses larmes et elle écrit, par exemple : « Sous quel prétexte étiez-vous si gentil ce matin ?... » Et elle a des gamineries, somme toute, qui ne sont pas laides. Un jour que le poète s’est habillé beau, d’un paletot neuf, elle l’a rencontré, au théâtre : « Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez vu votre tailleur. Moi qui marche sur vos traces, je vais faire venir ma marchande de modes et je ne vous le céderai en rien pour la coquetterie et le dandysme. Ah ! ah ! qui est-ce qui est collé ? C’est Toto, c’est Toto, c’est Toto !... « On l’entend. L’aime-t-il mieux triste ?

Et lui, pour la tourmenter, a-t-il au moins l’excuse d’un terrible amour et tout harcelé de jalousie ? En tout cas, il la trompe. Il l’a trompée assidûment et bien trompée pendant sept ans consécutifs. Au bout de sept ans, elle l’a su ; elle ne s’en doutait pas, confiante : et quelle déception ! Tandis que cet auguste rédempteur préparait la dure pénitence et l’imposait, il prenait du bon temps : quelle hypocrisie ! Et, tandis que, chez Juliette, il ordonnait l’économie, l’ascétisme, ailleurs il dépensait du bel argent, du gai loisir ; quelle blessure de l’amour-propre et de l’amour ! Elle se vengea. Si Hugo, naguère, l’assommait de récriminations, touchant le passé, la galanterie ancienne, elle ne manqua point de ressasser pareillement sa rancune. 7 juillet 1851 : « Je sais que tu as adoré pendant sept ans une femme que tu trouves belle... » 24 février 1852, pour lui souhaiter sa fête : « Je veux le consacrer pieusement, ce jour, en te pardonnant du fond du cœur les torts que tu as eus envers notre amour pendant sept ans... » 11 mars : « J’ai beau vouloir oublier, je me souviens. Quelle profanation de l’amour ! Laisse-moi mourir en paix loin de toi, c’est la seule grâce que