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cherchent leur intérêt, point même de questions de régime. L’Alsace, sentinelle laissée en arrière dans ses forteresses mal pourvues, se défend comme elle peut et tant qu’elle peut contre l’étranger. L’Alsace, qui n’a jamais eu la dévotion monarchique, l’Alsace républicaine foncièrement, avec ses petites garnisons impérialistes, se rallie pourtant aux Bourbons, parce qu’elle voit dans les Bourbons le meilleur moyen de rester française, la seule chose à quoi elle songe et qu’il lui importe d’assurer.

Car elle ne peut voir l’envahisseur qui foule son sol avec la complaisance qu’on a eue parfois ailleurs. Les « alliés » ne sont pas pour elle un intéressant sujet de curiosité, moins encore des bienfaiteurs qui apportent la paix après un régime de guerres dont on est las partout. Lasse ou non, l’Alsace sait bien ce que lui veulent ces étrangers, ces voisins, les Allemands. Elle ne veut pas d’eux, et c’est pourquoi elle résiste, pourquoi elle accepte les Bourbons. Consciente du péril pour elle, consciente de monter une garde sur le Rhin, l’Alsace de 1814 est demeurée fidèle à sa tradition historique. Et l’étranger, qui arrivait sur cette terre où il se croyait quelque droit, chez des gens qu’il jugeait être plus ou moins des frères, enivré à son tour de l’exaltation patriotique provoquée par le mouvement de 1813, a dû retourner dans son Allemagne, après avoir constaté les sentimens de l’Alsace et s’être rendu compte de l’effort qu’il lui faudrait faire pour en triompher.

Les Mémoires de Philippe de Ségur apportent un témoignage éloquent des sentimens et des dispositions des Alsaciens de 1814. En quelques pages vivantes, ils tracent un tableau de l’Alsace à la veille et au début de l’invasion. À la tête du 3e Gardes d’honneur, Ségur, depuis Mayence à travers les pays du Rhin, l’Alsace et la Lorraine, bat en retraite bien ordonnée ; nulle part la retraite ne s’effectue mieux et nulle part l’armée française n’est mieux traitée qu’en Alsace, grâce au dévouement des habitans. Ségur ne tarit pas d’éloges à leur adresse et, sous cette plume si française, ces éloges, ces attestations du patriotisme alsacien se lisent aujourd’hui avec émotion. « Ce que je me plais, écrit Ségur, à consigner ici avec ma vive gratitude, c’est le dévouement exemplaire de ces bons et braves Alsaciens dont nous traversâmes les villages ; ce sont, malgré leur désespoir