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jours la pâture des lecteurs et la distraction du passant ; la presse quotidienne elle-même jette au fond des campagnes ses zincographies brouillées, et ses instantanés éphémères ; enfin le cinéma projette à mesure sur l’écran le tremblotement de ses films, ses vaudevilles mécaniques, ses drames falots, ses vaines gesticulations, son tohu-bohu d’actualités de spectacles, d’informations, de farces et de mélos, entraines dans cette frénésie de mouvemens saccadés, dans cette fièvre trépidante et cette bousculade qui est de plus en plus l’image de notre vie.

On n’y peut rien : c’est le progrès. Mais le progrès est quelquefois une chose mélancolique. Peut-être, devant ce tourbillon d’images incohérentes, cette masse de faits inutiles qui passent devant nos yeux et que tout Français d’aujourd’hui absorbe chaque matin en lisant son journal, peut-être est-il permis de regretter un temps, qui n’est pas si lointain, et où la vie coulait plus lente. On était moins pressé par cette fièvre de savoir ce qui se passe à l’autre bout du monde. On ne vivait pas dans cette impatience maladive du lendemain, et dans l’illusion que la vie recommence tous les matins. Le temps de préparer, de graver les images, était un intervalle heureux, qui permettait de choisir entre les sujets importans ; c’était une sorte de filtre qui laissait le loisir de l’oubli, et à travers lequel se perdait le bruit des événemens d’un jour. Seuls, les événemens d’une valeur durable parvenaient, si je puis dire, à la nappe profonde, à la conscience des foules. Le peuple n’était pas distrait de son travail par des renommées importunes ; il ignorait nos inquiétudes et nos nervosités. Et ce qu’il apprenait par l’image d’Epinal, il l’apprenait dans toute la France sous des traits identiques, d’une manière uniforme. Cette imagerie était un admirable régulateur de l’imagination, un précieux instrument de l’unité morale.

C’était un spectacle charmant, lorsqu’à l’entrée de l’automne, les colporteurs. Gascons au jarret de cerf, Savoyards à la dure échine ou Chamagnons patiens qui voyagent par tribus, venaient charger à Épinal la provision de l’hiver. Ils remplissaient leur balle l’espèce de hotte ou d’armoire qu’ils se hissaient sur le dos par une secousse des reins, attrapaient leur bâton ferré, et en voilà pour une année ! La jolie chose que tous ces contes en voyage, ces images nomades, en route par les chemins avec la régularité des saisons, ou de l’oiseau migrateur ! Ils étaient les messagers de l’hiver, saison des plaisirs rustiques, où les