Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/501

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moraux de sa race. Mais en vain il a tâché par tous les moyens à maintenir ces précieuses vertus dans l’âme de ses deux fils, Fritz et Oscar, destinés l’un et l’autre, malgré la profonde différence de leurs natures, à succomber misérablement sous le fardeau d’un « héritage » trop soudain de loisir et de bien-être, comme aussi, sans doute, d’un « héritage » trop écrasant d’orgueil national et de « culture » européenne. Fritz, l’aîné, tombe dans la plus basse crapule, et n’évite la prison qu’en s’enfuyant d’Allemagne. Et quant à son frère, Oscar, — le véritable héros du roman, — celui-là a beau s’être bourré la tête de littérature et de science : l’excès même de son « intellectualisme » non seulement le rend incapable de toute action personnelle, mais encore a pour effet d’empoisonner ou de tarir en lui toutes les sources de la joie de vivre. Aussi bien n’y a-t-il pas jusqu’au vieux Karl Stackmann qui, presque au terme de sa longue carrière de travail et de rigide discipline intérieure, ne finisse par subir l’influence de l’atmosphère de pourriture morale créée autour de lui par un « élan » trop « colossal » de « prospérité et de développement industriels. » Semblable au vieux romancier Gustave Freytag, dont je rappelais naguère ici la répugnante aventure amoureuse [1], il s’abandonne librement aux caresses d’une toute jeune femme ; et l’auteur nous montre ce vieillard de plus de soixante-dix ans se réjouissant, au total, de la déchéance de ses deux fils, — dont les reproches auraient risqué de le troubler dans son tardif apprentissage de plaisirs sottement dédaignés depuis sa jeunesse !

Encore ne s’en faut-il pas de beaucoup que le vieux Stackmann se trouve à jamais empêché de connaître ces plaisirs. Au cours d’un dernier entretien avec son fils cadet Oscar, il avoue à celui-ci qu’il a su et complaisamment toléré, naguère, les relations amoureuses de son fils aîné avec une jeune nièce, élevée par charité dans sa maison. Indigné d’un tel aveu. Oscar lui crie au visage le mot d’ « entremetteur, » si bien que le vieillard se jette sur lui. « Ce qu’il voulait n’était pas de le châtier, comme autrefois son Fritz. Non : il voulait écraser la bouche, le cerveau qui avaient trouvé l’odieuse parole. Oscar saisit les deux poignets levés contre lui. Muets et frémissans, les deux hommes luttaient, tous les deux envahis d’un puissant instinct qui leur faisait oublier leur situation réciproque et le reste des choses... Enfin un violent effort permit à Oscar de rejeter son père dans son fauteuil. Sans plus s’occuper de lui, il s’enfuit de la chambre. »

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1913.