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être en bonne amitié avec Anna, de manière qu’elle ne me dénonce pas auprès de Madame !


Bientôt les deux jeunes femmes s’empressent autour du soldat, remplissent son verre, le forcent à avaler ration sur ration. « Encore un peu de ce filet de porc, M. Tewsen ! lui dit Anna. Un jeune homme de votre âge ne saurait prendre trop de forces ! » Puis, lorsqu’il s’est rempli l’estomac jusqu’à en être malade, c’est dans ses vastes poches que ses deux admiratrices engouffrent ce qui reste de victuailles disponibles. Enfin Tewsen se relève et se reboutonne, non sans quelque peine. Tendrement il baise sa Marie sur la bouche, par manière d’adieu ; et Anna aussi reçoit un baiser, « de façon à ne pas être tentée de dénoncer sa compagne. » Après quoi le fusilier Tewsen s’en retourne chez son maître, profondément heureux. « Il avait le ventre bourré, les poches de sa tunique et de son pantalon remplies de choses excellentes pour ses repas suivans ; et, par-dessus tout cela, voici qu’il se trouvait maintenant en possession de deux « bonnes amies, » dont chacune lui tenait en réserve des plaisirs différens ! »


Je n’ai montré là qu’un seul des multiples aspects de cette curieuse physionomie de soldat allemand ; et j’aurais souhaité pouvoir citer encore, en particulier, le récit de la façon éminemment « cavalière » dont procède le fusilier Tewsen pour « passer » à son riche et stupide collègue, Meyer IV, la paternité de l’enfant issu de ses promenades dominicales avec la belle Anna. Mais je crains d’avoir déjà soumis à une trop forte épreuve l’endurance habituelle du lecteur français. Le fait est qu’il s’exhale de tous les actes et de toutes les paroles de ce Tewsen une étrange puanteur d’ordre tout spécial ; et la même odeur comme de pourriture intérieure se dégage non seulement de l’âme des autres soldats évoqués devant nous par le baron von Schlicht, non seulement de celle des cuisinières ou femmes de chambre qui se disputent l’honneur de combler de vivres et d’argent ces bourreaux de leurs cœurs, mais aussi des âmes « aristocratiques » d’une Centa von Traubach ou d’un « lieutenant Mucki. » Pas une de ces âmes qui ne porte plus ou moins en soi quelque chose de vilainement dépravé et corrompu, un ulcère secret dont le contact répugnera toujours à nos narines françaises.

Sans compter que nous commettrions une injustice manifeste en reprochant trop exclusivement au peintre de ces fâcheuses figures l’atmosphère malodorante dont nous les sentons imprégnées. M. von Schlicht se borne à représenter exactement un monde qu’il connaît