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l’amusante figure ait séduit l’écrivain allemand plus encore que celles de la fille du général von Traubach et des deux officiers que se plaît à « allumer » simultanément cette « charmante enfant. » Jamais en tout cas je ne me soutiens d’avoir rencontré dans toute son œuvre précédente un portrait plus soigneusement étudié, ni campé devant nous avec un relief plus vivant, que celui du fusilier Heinrich Tewsen, remplissant les fonctions d’ « ordonnance » auprès de l’un des deux officiers dont je parlais tout à l’heure. Ce Tewsen a réussi, le plus facilement du monde, à « tourner la tête » de la grosse Marie, cuisinière de la générale von Traubach : mais, tout en se régalant des saucisses, cervelas, et autres « délicatesses » que lui vaut désormais, presque chaque jour, cette enviable conquête, il n’a pu s’empêcher d’apprécier les charmes, plus « distingués, » de la jolie femme de chambre de la générale ; de telle sorte qu’il accueille avec joie la mission d’aller porter une lettre chez les Traubach, un matin, à l’heure où la cuisinière a coutume de « faire son marché. »


Jamais jusqu’alors il n’avait trouvé l’occasion d’un entretien particulier avec la belle Anna : car, si stupide que fût sa Marie, ou plutôt en raison même de sa stupidité, il la savait férocement jalouse. Ce matin-là, peut-être allait-il avoir plus de chance ? Si bien qu’afin de produire plus sûrement une impression favorable sur la femme de chambre, il mit un soin exceptionnel à chacun des détails de sa toilette. Il commença par se laver à grande eau non seulement le visage, mais toute la poitrine ; après quoi il imprégna ses cheveux de pommade, et les brossa infatigablement. Devant un petit miroir de poche à demi brisé il étudia longtemps l’arrangement de sa calotte, appuya contre son nez l’index de sa main droite pour se bien convaincre que la cocarde se trouvait tout juste au-dessus de la pointe du nez, se donna du haut en bas un dernier coup de brosse, et se mit en chemin vers la maison du général, non sans avoir encore lancé un regard au miroir de poche.


Son pressentiment ne l’avait pas trompé. Anna est seule, et, très aimablement, l’invite à venir s’asseoir avec elle dans la cuisine, en attendant le retour de Marie. « Savez-vous bien, mademoiselle Anna, — lui dit le fusilier Tewsen avec des yeux pleins d’amour, — que j’aurais la plus grande envie de pousser un peu avec vous ? » Poussiren, « pousser, » cela est encore un emprunt du langage populaire allemand à notre langue française ; et, sans être bien sûr du sens, j’ai l’idée que cela signifie quelque chose qui équivaut au flirt de chez nous dans la même proportion qu’à notre « délicatesse » celles d’outre-Rhin. Toujours est-il que Mlle Anna ne se montre aucunement scandalisée de la révélation de l’élégant fusilier. « Elle aussi, depuis