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sont de bons apprentis, les ouvriers sont de bons ouvriers. Naturellement, tous les produits appartiennent à la Cité qui les partage non pas selon la justice, ou l’égalité, ou la charité, mais selon l’harmonie ; et cela a toutes sortes d’avantages, dont le premier est d’éluder les précisions où le sociologue s’embarrasse. Les arts et les sciences fleurissent dans cette Cité idéale ; et les artistes n’y ont nul préjugé contre les savans, ni les savans contre les artistes, ce qui prouve à quel point la cité à venir diffère de toutes les cités présentes ou passées. D’ailleurs, les artistes ne travaillent ni par émulation et goût de la gloire, ni par passion du beau. L’idée de génie et celle même de talent sont des idées que reprouve le socialisme intégral. Si la Cité harmonieuse se réalise quelque jour, on s’y ennuiera ferme... Sur ces entrefaites éclata l’Affaire. Péguy s’y jeta à corps perdu. Du socialisme il ne fît qu’un bond dans l’anti militarisme. Il prit parti violemment contre l’état-major français, contre l’armée française, contre les chefs et contre les soldats, contre tout ce qui portait l’uniforme français. Combien de temps cela dura-t-il ? Quels chemins le ramenèrent dans la grande route nationale ? Ne réveillons pas le souvenir de ces luttes fratricides. Au surplus, Péguy n’avait cessé de garder au fond de lui le culte de la patrie : il suffit, pour s’en convaincre, de relire les dernières pages toutes frémissantes de Notre Patrie. La France venait d’apprendre, un matin de 1905, qu’elle était sous le coup d’une invasion allemande. Ce fut la commotion soudaine, le brusque rappel à la réalité. Depuis ce jour-là, on peut dire que Péguy n’a plus cessé de vivre sous l’obsession du péril allemand. Il n’a plus songé qu’à unir et à tendre toutes les énergies nationales en vue de la lutte inévitable.

Ce qui restera de lui, c’est un livre : le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc. Dans cette seconde Jeanne d’Arc, ne cherchez plus un drame historique, avec la série complète des épisodes allant des champs de Vaucouleurs au bûcher de Rouen. Ce n’est ici que la vocation de Jeanne, moins encore : ce qui l’a précédée, le premier appel d’en haut qui la trouve hostile et rebelle. Tout se passe en une conversation entre Jeanne et Madame Gervaise, la religieuse, qu’elle a fait chercher à son couvent pour lui confier ses doutes, que dis-je ? ses révoltes. Révoltée, oui, elle l’est, par l’idée de la damnation éternelle. Pourquoi Dieu, s’il est bon, a-t-il permis l’existence du mal ? Pourquoi consent-il qu’il y ait tant de souffrance dans le monde, et de souffrance perdue ? Gervaise répond par l’exemple du Christ qui lui-même, lui le Sauveur, n’a pu sauver ceux que l’enfer avait pris. C’est là ce qui explique ce cri suprême, ce cri surhumain de Jésus expirant, qui a