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des malheurs au concours pour l’agrégation, Péguy était professeur dans l’âme. Les vignerons de l’Orléanais s’obstinaient à tenir pour un professeur ce professeur qui ne professait pas : ils ne se trompaient guère. Il a enseigné toute sa vie, par la plume, par le livre, par la conversation, par son action personnelle. Il a fait école. Il a eu une école. On dirait assez bien, résumant ce qu’il y avait en lui à la fois de l’apôtre et du magister de village, qu’il a été tout à la fois chef d’école et maître d’école... Or, c’était une école d’idéal.

N’oublions pas une influence qui fut décisive sur les idées de Péguy : celle de la philosophie de M. Bergson. Il avait suivi, au lycée, les cours de ce maître : il alla l’entendre au Collège de France. Il a écrit quelque part que M. Bergson a déterminé le plus grand mouvement philosophique qui se soit produit chez nous depuis Descartes. Son dernier livre a été une méditation sur la philosophie bergsonienne, philosophie de la qualité, de la nuance, des choses qui ne se mesurent pas entre elles, en réaction contre la géométrie et le faux esprit de science. Et notons encore, ce qui est à peine moins important, l’ignorance absolue où Péguy s’est toujours tenu à l’égard des langues et des littératures étrangères. Je ne parle même pas du tolstoïsme, du wagnérisme et autres récens cosmopolitismes et snobismes intellectuels. Mais je ne crois pas qu’il ait jamais lu Shakspeare : il ne cite pas une seule fois Hamlet. Sa culture est uniquement gréco-latine et française, comme au XVIIe siècle. Jamais un voyage. Péguy n’était pas sorti de France. En France, il avait poussé jusqu’à Reims et Domrémy. Toute sa vie s’est déroulée entre l’Orléanais natal, la vallée de Chevreuse où il habitait, et la rue de la Sorbonne. Il a voulu être et il a été le pur produit du sol, celui qui conserve ses racines et continue la race, né en terre française, élevé dans l’ordre français, pour perpétuer la tradition française.

C’est par une Jeanne d’Arc qu’il avait débuté dans les lettres. Cette Jeanne d’Arc de 1897 n’est intéressante que par la complète absence de cette couleur locale, dont l’inintelligence romantique a infesté notre littérature et dont nous avons tant de peine à nous débarrasser, et parce qu’elle contient certaines indications que plus tard Péguy, mûri par la réflexion, reprit pour en tirer ses œuvres maîtresses. L’année suivante, parut Marcel, esquisse de la « Cité harmonieuse » où régnera le bonheur parfait suivant le mode socialiste. Dans cette Cité de l’harmonie tous les citoyens travaillent sans fatigue, car on ne s’y livre pas aux travaux malsains, et sans excès, surtout sans excès. Pas de rivalités, pas de querelles. Les maîtres sont de bons maîtres, les apprentis