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absolu de la créature aux volontés du Créateur. Si elle était occupée à filer de la laine ou à jouer aux boquillons, et qu’on vînt lui dire que l’heure du jugement dernier est arrivée, elle déclare qu’elle ne s’interromprait pas de filer sa laine ou de jouer sa partie. « Parce que le jeu des créatures est agréable à Dieu. L’amusement des petites filles, l’innocence des petites filles est agréable à Dieu. L’innocence des enfans est la plus grande gloire de Dieu. Tout ce que l’on fait dans la journée est agréable à Dieu, pourvu naturellement que ça soit comme il faut. Tout est à Dieu, tout regarde Dieu, tout se fait sous le regard de Dieu, toute la journée est à Dieu. Toute la prière est à Dieu, tout le travail est à Dieu, tout le jeu aussi est à Dieu, quand c’est l’heure de jouer. Je suis une petite Française, je n’ai pas peur de Dieu, parce qu’il est notre père. Mon père ne me fait pas peur. La prière du matin et la prière du soir, l’Angélus du matin et l’Angélus du soir, les trois repas par jour et le goûter de quatre heures, et l’appétit aux repas, et le Benedicite avant les repas, le travail entre les repas et le jeu quand il faut et l’amusement quand on peut prier en se levant parce que la journée commence, prier en se couchant parce que la journée finit et que la nuit commence, demander avant, remercier après, et toujours de la bonne humeur, c’est pour tout ça ensemble et pour tout ça l’un après l’autre que nous avons été mis sur terre, c’est tout ça ensemble, tout ça l’un après l’autre, qui fait la journée du bon Dieu. Si tout à l’heure on me disait : Tu sais, Hauviette, c’est pour dans une demi-heure, je continuerais à filer, si je filais, et à jouer, si je jouais. Et, en arrivant, je dirais au bon Dieu : Notre père qui êtes aux cieux, je suis la petite Hauviette, de la paroisse de Domrémy, en Lorraine, pour vous servir... » Nous reconnaissons ici tous les procédés, toutes les affectations de style chères à Péguy et qui souvent ailleurs sont si irritantes, mais, cette fois, la réussite est complète. On songe à une toile de Millet, ou, plus loin et plus haut, à quelque verset de poésie franciscaine.

Paysan, Péguy l’était et il voulait l’être. Il l’était resté, en plein Paris, de toutes ses forces et de tout son effort. Il y mettait sa coquetterie, comme d’autres à être bien Parisiens. Il l’était par l’extérieur, par le costume, par les manières. J’ai sous les yeux son portrait par Jean-Pierre Laurens. Une tête carrée : sur le front haut et large, barré d’un pli, retombe une frange de cheveux taillés au petit bonheur ; une barbe en broussaille ; sur les épaules une cape d’un modèle inconnu aux tailleurs de nos boulevards ; les deux mains sur les genoux, dans la position du travailleur au repos. Une gravité naturelle et surveillée.