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Nolly, qui contait avec tant de verve, dans un style si coloré, ses souvenirs de campagne au Maroc. C’est Pierre Gilbert, qui avait brillamment débuté dans la critique. Et ce journaliste de race, Guy de Cassagnac, dont je revois la haute taille, la mâle élégance, dont la triomphante jeunesse partait vers le plus bel avenir. Et d’autres dont chaque jour s’allonge la funèbre liste... Nous nous agenouillons sur la tombe de nos morts. Tous, ils portent témoignage pour le pays ; et chacun témoigne pour la classe sociale à laquelle il appartenait. Le mois dernier, en saluant le colonel Patrice Mahon, je dessinais le type du soldat de métier, de l’officier de carrière. Voici maintenant Charles Péguy, le type du « civil » qui, aux armées, devenu le lieutenant Péguy, en prend tout de suite pour son grade : je veux dire qu’il se lance en avant pour entraîner ses hommes et s’offre le premier aux balles de l’ennemi.

C’est une des caractéristiques de l’armée d’aujourd’hui que ceux qui y arrivent des professions les plus paisibles s’y comportent aussitôt comme ceux de l’ « active » et tout de suite en revêtent l’âme héroïque. Celui-ci était littérateur, imprimeur, libraire. Rude travailleur, mais de notre travail sédentaire et intellectuel, il passait toutes ses journées au fond d’une boutique ou penché sur la table à écrire ; le soir, c’était le coin du feu, et les longues veillées sous la lampe studieuse. Il était marié, il était père de famille : autour de lui trois enfans grandissaient, dans un de ces intérieurs que nous connaissons tous, les plus nobles, les plus enviables, qui réunissent les plus sûres conditions de bonheur : pauvreté, labeur, confiance réciproque. Au premier appel de la patrie, il a tout quitté, non sans émotion, non sans un bouleversement de tout son être, mais sans une hésitation, sans un retour en arrière, n’ayant plus désormais qu’une pensée : la défense du sol sacré. A cette minute du départ, à l’instant de quitter tous ceux qu’il aimait, il est impossible que l’idée ne se soit pas présentée à lui que peut-être il les quittait pour toujours : il était trop intelligent, trop renseigné sur cette hécatombe qu’est la monstrueuse guerre moderne. Mais il avait foi dans la Providence : il lui remettait le soin de veiller sur ces existences qui lui étaient plus chères que la sienne.

Ce qui rend son exemple tout particulièrement intéressant et significatif, c’est que, pour arriver aux idées qu’il a couronnées, glorifiées par sa mort, il était parti de loin, il lui avait fallu faire du chemin, beaucoup de chemin. Or il a exercé autour de lui une grande influence. Un des jeunes écrivains dont la noblesse morale m’est le mieux