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Elle ne se soucie point de la réalité. Elle n’est, pour tout dire, nullement naturaliste, et je ne serais pas surpris que M. Maurice Denis ne l’en aimât que mieux, de ne pas chercher le trompe-l’œil et faire concurrence à la réalité. C’est, au fond, une école merveilleusement idéaliste, et les taches aveuglantes, le tatouage barbare dont elle illustre ses dessins, sont moins une peinture des choses qu’une enluminure éclatante qui vient relever le prix de ses affirmations.

Ainsi préparé, décoré, rutilant, flamboyant, avec ses traits grossiers et ses couleurs criardes, le chef-d’œuvre d’Epinal est tout prêt pour l’usage qu’on en attend : c’est un incomparable instrument de légende. Il impose la foi. Il a cette vertu, suprême ambition de l’artiste, et qui lui manque si souvent : il persuade, il se fait croire. L’absence de talent arrive au résultat qui est l’effort suprême du talent : l’artiste se fait oublier, il s’efface devant le sujet. On ne pense plus à sa personne, mais aux choses représentées. L’œil se sature, avant l’esprit, de ces teintes acides, qui grisent comme un alcool, fouettent l’imagination : il y a des bleus, des verts qui vous poursuivent et, après trente ans, gardent dans la mémoire leur opiniâtre activité. Ces bariolages, sans rapport avec la réalité, s’imposent comme des faits, par leurs couleurs violentes et leurs contours tranchés : ce qu’ils présentent d’incohérent et quelquefois d’énigmatique, intrigue l’intelligence, comme le ferait l’inconnu de la vie. Ainsi l’insuffisance et la sécheresse de l’artiste, son absence d’érudition, son impersonnalité, impriment la conviction mieux que ne saurait faire une photographie ; cette simplicité répond à la manière d’imaginer des simples ; et ce que la gaucherie de l’ouvrier laisse d’inexpliqué dans les choses, prend dans l’imagination une valeur mystérieuse. Les fables ne vivent pas moins par ce qu’on en comprend que par ce qu’elles enferment d’incompréhensible. De même l’image d’Epinal apporte aux gens du peuple un canevas de songes. Elle porte en elle un charme. Elle captive. Elle ébranle fortement la sensibilité. De la muraille où on la cloue, elle interpelle le spectateur, et semble l’apostropher ; elle s’attache à sa conscience et s’incorpore à ses idées, elle lui fournit des thèmes aisément saisissables, et lui donne par son incomplet de quoi faire travailler son imagination. C’est un thème vigoureux avec lequel chacun collabore. On ne peut douter que l’image d’Epinal n’ait beaucoup contribué, sous la