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des correspondances pour les illettrés, et pour ceux qui ne peuvent se servir de leur main. S’ils ne savent pas dicter, je leur propose des idées, qu’ils acceptent toujours, et j’ajoute souvent quelques lignes rassurantes de la part de l’aumônier-secrétaire. Un Marocain qui sait trois mots de français m’a prononcé, pour l’enveloppe, un certain nombre de syllabes gutturales, dont la fortune m’étonnerait si elles menaient la lettre à destination. Pour des nouvelles graves, nous ferions passer la correspondance par le régiment ; on y a l’adresse des familles.

J’ai reçu la visite d’amis bien anxieux. Leur fils, tirailleur algérien, n’a pas, depuis son départ, donné de ses nouvelles, je n’ose dire donné signe de vie. Et, avant la guerre, il écrivait très souvent. J’ai rassuré de mon mieux la pauvre mère, en lui expliquant que cela ne prouvait rien. Je n’ai pas ajouté ce que je sais des épreuves subies par cette vaillante arme, ni qu’un de nos blessés a vu tomber, près de Meaux, tous les hommes de sa compagnie, moins trois... On ne répétera jamais assez de combien de deuils individuels est faite une grande guerre. Il faut cependant qu’on y pense, qu’on s’en pénètre à fond, qu’on y puise pour jamais l’horreur de ces carnages incommensurables, et que les sacrifices actuels, — dût-on les pousser au bout, tandis qu’on y est, — garantissent une paix réelle, une paix durable, une paix pacifique ; il faut enlever aux perturbateurs, aux meurtriers d’aujourd’hui, et à ceux qui dans l’avenir pourraient être tentés de faire comme eux, tous les moyens de nuire.


Les nouvelles deviennent franchement bonnes. Sur toute la ligne, sur l’immense ligne, en Brie, en Champagne, en Lorraine, enfin l’ennemi recule ; et sur plusieurs points, notamment à l’aile droite, par où il comptait nous tourner et se jeter sur Paris, sa retraite commence.

La fatigue surhumaine de six semaines de combats, la marche ininterrompue en pays hostile, le déchet des munitions, les premières atteintes de la faim, c’en est trop pour l’endurance de ces troupes, si fortes soient-elles, et leurs chevaux eux-mêmes cèdent à l’épuisement. Encore quelques jours, quelques heures peut-être, et l’historique bataille de la Marne (toujours ces noms gigantesques !) arrête l’invasion ou même la repousse, détruit les plans de l’Allemagne, renverse à notre