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Meudon, 3 septembre,

4 heures. — De Meudon à Neuilly, la distance n’a rien de redoutable. J’ai cru, pourtant, que je ne la franchirais pas. Nommé depuis cinq jours, j’attendais avec impatience mon appel, et je ne voyais pas sans inquiétude augmenter d’heure en heure les difficultés de la circulation. Hier soir enfin, sur le coup de 9 heures, une dépêche, longuement retardée, me demande de venir à l’ambulance, où doivent arriver des blessés d’un moment à l’autre. Ce matin, je me rends à la gare pour demander des informations. Il est probable, m’est-il répondu, que le train de 11 heures passera, mais on ne peut rien garantir. Je l’attends en vain, jusqu’à plus de midi. Le chef de gare interrogé n’en sait pas plus que moi. C’est le jour du grand désarroi ; on vient seulement d’apprendre le départ du gouvernement et l’arrivée des ennemis à Compiègne. Avec le mouvement des troupes qui se portent vers le Nord, avec les mesures de précaution et les travaux hâtifs qu’entraîne la mise au point du camp retranché de Paris, on ne sait plus quels trains subsistent, quels ponts restent franchissables, quelles portes sont encore ouvertes.

Je fais sans grand espoir une tentative au téléphone. O prodige ! il fonctionne, et l’ambulance promet de me faire prendre à 5 heures.

5 heures 15. — Personne. — Toute la maison est close, et ma domestique est partie. J’attends au jardin l’arrivée de l’automobile. Il fait un temps délicieux. Jamais été ne fut plus beau. La nature insulte aux hommes ; ou plutôt, c’est le contraire. En allant hier à Clamart, je suivais, à cette même heure du jour, la lisière du bois. La lumière, l’ombre, le soleil, les arbres, la douce tiédeur de l’atmosphère, la vue lointaine sur Paris, sur le Bois de Boulogne, sur Saint-Cloud et ses coteaux verts, tout formait un si grand contraste avec les horreurs humaines, que j’en fus comme grisé et cessai de croire aux réalités oppressantes du moment. Elles prirent figure de rêve, d’imagination folle. Je supposai que huit nations, dont les quatre plus grandes de l’Europe et la plus forte de l’Asie se trouvaient déjà en guerre, et que deux ou trois autres encore s’apprêtaient à y entrer. Je supposai, dans tout le Nord et l’Est de la France, puis sur la moitié des vastes frontières qui séparent la Russie, l’Autriche et