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Einheit durch Freiheit, « l’unité par la liberté. » Cette doctrine, qui comptait alors d’éminens représentans, tendait à sauvegarder d’abord l’indépendance et l’égalité des Etats allemands, et ensuite à établir entre eux, sur cette base, une union d’un caractère fédératif. Et, de même qu’elle préconisait, au sein de l’Allemagne, une union sans hégémonie, de même elle concevait l’unité allemande comme devant se réaliser sans porter ombrage aux autres nations, en particulier sans menacer la France. Ce devait être l’Allemagne libre dans le monde libre.

L’Allemagne, à cette époque, était placée dans un carrefour. Suivrait-elle sa propre tendance, encore vivante chez de nombreux et nobles esprits, ou s’abandonnerait-elle totalement, pour marcher, tête baissée, dans les voies où l’avait engagée la Prusse ? telle était la question. Le parti de la guerre, de l’unité comme moyen d’attaquer et de dépouiller la France, le parti prussien l’emporta, et le succès rendit sa prépondérance définitive. Depuis lors, les esprits qui ont prétendu demeurer fidèles à un idéal de liberté et d’humanité ont été, en fait, annihilés.

Reste-t-il possible que l’Allemagne, quelque jour, remonte jusqu’au carrefour où elle se trouvait encore avant 1870, et s’engage, cette fois, dans l’autre voie, celle des Leibnitz, des Kant, des Bluntschli, celle qui, d’abord, va vers la liberté des individus et des peuples et qui se dirige ensuite, seulement ensuite, vers une forme d’accord et d’harmonie où sont respectés, à titre égal, les droits de tous ?

Un mot du professeur écossais William Knight me revient en ce moment à la mémoire : The best things have to die and be reborn, « Les meilleures choses doivent mourir et renaître. » L’Allemagne qu’a respectée et admirée le monde, l’Allemagne de Leibnitz paraît bien morte : renaîtra-t-elle ?


Agréez, je vous prie, mon cher Directeur, l’assurance de mes sentimens bien cordialement dévoués.


ÉMILE BOUTROUX.