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systèmes, le fardeau de la pensée humaine, laborieuse depuis des siècles. Aucun de nos contemporains ne témoigne si clairement de ce que fut l’intellectualité française au temps où ont commencé d’écrire les hommes de cette génération, vers 1890. Les têtes alors étaient bien métaphysiciennes, curieuses de vérité suprasensible, oui, mais de dialectique surtout : de sorte que les stratagèmes qui peuvent servir à l’emplette de la vérité devinrent le trésor par excellence. Il y a beaucoup d’analogie entre ces têtes-là et celles du moyen âge, encombrées, les unes et les autres, et captives, non d’un système, de tous les systèmes. Avec plus de sérieux que personne et préparé (il le raconte) par une espèce « de protestantisme ou de jansénisme natif » aux rigueurs de la croyance, M. André Gide a éprouvé le tourment des doctrines. Plus sensible qu’un autre et plus atteint, il en a plus souffert. Dans les Cahiers d’André Walter, on aperçoit l’effort qu’il a fait pour se délivrer. De même que le moyen âge inventa, pour ses évasions Imaginatives, l’allégorie, — laquelle ne lui fut pas une manie de littérature seulement, — les jeunes hommes de 1890 recouraient au symbole, ingénieux artifice. « Tout phénomène est le symbole d’une vérité... » A la faveur de ce dédoublement, on s’échappe : « L’émotion se sert d’un paysage comme d’un mot... » Tout de même, cette émancipation n’est qu’une servitude nouvelle, si les apparences de la réalité ne sont plus que des images à traduire, fût-ce librement.

Une libération plus vive consiste à regarder les images sans les traduire, à couper le symbole universel de ses racines, comme on saisit une brassée de fleurs et se réjouit d’elles sans plus songer aux virtualités profondes qui s’épanouissent dans les couleurs et les parfums. Le Voyage d’Urien, voyage parmi des paysages d’idées, est une grande rêverie de symboles : « Mes marins tour à tour deviennent l’humanité tout entière ou se réduisent à moi-même... » Et, à la fin du Voyage, cette plainte est significative : « Nous ne sommes jamais sortis de la chambre de nos pensées et nous avons passé la vie sans la voir... » Sortir de la chambre de ses pensées, aller vers la vie, souhait le plus fervent ! Et c’est fait, du jour qu’on a pris son parti de placer la réalité dans les symboles, non dans leur révélation secrète, dans la nature, et non dans le mystère de ses lois.

Que de joie aussitôt ! Une joie où dure encore le souvenir de la contrainte : l’esclave d’hier montre, par son exubérance même, la servitude qu’il a endurée. L’allégresse de la récente liberté mentale est célébrée dans les Nourritures terrestres avec une poésie tremblante, avec un zèle exalté, craintif encore et qui se donne du courage en