Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/347

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mystérieux avait prévu l’exode, allaient quitter, non point l’Eglise, mais la terre. Les dépeuplemens qu’il avait aperçus, c’étaient les anéantissemens dus à la guerre. On avait à tort supposé qu’il voulait parler de la désertion des autels. Il songeait à de vastes provinces de la chrétienté, devenues une vaste sépulture anonyme, où s’ouvraient des fosses, un peu partout, si même on avait le temps de les ouvrir. Pie X comprit, aux tout derniers jours de sa vie, ce qu’avait signifié Malachie ; il donna l’exemple de mourir à ceux qui allaient mourir.

On n’avait jamais relevé, chez lui, le souci qu’avait eu Léon XIII de parler aux imaginations humaines ; mais sa mort leur a parlé, et durable en sera l’écho. C’est sans le vouloir qu’il était devenu Pape, et sans le vouloir, encore, qu’il avait, bon gré mal gré, inséré sa vie dans l’histoire. Sa mort fait mieux que s’y insérer : elle émerge, elle se dresse ; aux origines de la période qui maintenant s’inaugure, le récit de cette fin s’imposera ; elle fait de Pie X la première victime de la guerre, victime spontanément offerte ; c’est par lui que s’inaugura le « dépeuplement » de la chrétienté ; et le Père s’en fut, au delà de la tombe, attendre l’interminable cortège de ses fils. Dieu concerta l’instant de cette mort, pour en faire, si l’on ose ainsi dire, une mort représentative ; ce prêtre, qui eût aimé une vie obscure, eut une agonie éloquente ; et s’il était donné à l’homme de choisir l’heure où il meurt, soyons assurés que Léon XIII eût fait choix d’un tel instant, de l’instant où sur la chrétienté commençait de planer un voile de deuil, pour laisser s’éteindre l’éclat de son règne. Certaines journées radieuses — et le pontificat de Léon XIII en fut une — semblent aspirer à certains genres de crépuscule. Léon XIII aimait les gestes pontificaux qui ponctuent les époques de l’histoire universelle et qui soulignent la suite de cette histoire ; la mort de Pie X fut un de ces gestes.

Durant chacun des jours qui la suivit, le monde chrétien continua de se décimer, de se dépeupler ; il n’est pas encore au bout de son calvaire. Le cardinal Jacopo della Chiesa, devenu Pape sous le nom de Benoit XV, dut couvrir de sa première bénédiction un univers homicide ; et son avènement coïncida, comme l’avait vu Malachie, avec la plus tragique des crises ; mais ce n’est pas une crise de l’Eglise, c’est une crise de l’Europe.