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l’ai plaint d’autant plus qu’il ne croit pas à l’immortalité de l’âme et n’a pas la pensée consolante de retrouver un jour son frère dans un monde meilleur.

Nous raisonnions encore, quand un sauf-conduit nous a été apporté par M. Pepoli en personne, avec l’avis que la flotte autrichienne faisait voile vers Ancône. Le vent contraire l’avait seule retardée jusque-là ; elle menaçait de jeter des troupes a Sinigaglia et de couper d’Ancône tout ce qui se trouvait encore à Pesaro. Sur cette menace, on fit les paquets à la hâte, et nous partîmes à la nuit dans notre ordre habituel, c’est-à-dire la Reine et son fils dans la première voiture, Mme Cailleau et moi dans la seconde. Chemin faisant, on s’aperçut que les voiles annoncées n’étaient pas en vue et que le débarquement dont on nous avait épouvantées ne paraissait pas dans le plan des Autrichiens ; ils ne pouvaient pas non plus courir la poste et nous poursuivre aussi vite que nous les fuyions. Ces considérations jointes à l’impossibilité où la Reine aurait été de supporter un plus long voyage nous firent nous arrêter à Fano. La maîtresse de l’auberge, jolie comme un ange, était mariée depuis trois mois et fort en peine de son jeune mari, qui l’avait quittée pour aller combattre dans l’armée de Sercognani. La Reine lui disant qu’on était tranquille de ce côté-là, elle répondit, ses beaux yeux pleins de larmes : « Il est peut-être tranquille, mais nous ne le sommes pas. » La Reine lui trouvait de la ressemblance avec Mme de Brack, et le prince avec Mme Récamier.

Charles, qui nous rejoignait avant-hier matin au moment où nous quittions Fano, arrivait dans la nuit de Forli, où il avait présidé aux obsèques du prince Napoléon. Une messe a été dite en grande pompe à la cathédrale. Le général Grabinski, le colonel Cataneo conduisaient le deuil, ayant derrière eux la garde nationale tout entière, le crêpe au bras, les prêtres et les confréries, enfin les habitans de la ville et de la campagne. Le cercueil a été déposé dans une chapelle, d’où le roi Louis le fera transporter à Florence. A peine cependant la cérémonie était-elle achevée que tous les figurans du cortège rentraient chez eux pour se cacher ou se déguisaient pour prendre la fuite. Les Autrichiens marchaient sur Forli où leur entrée était prévue pour le 24 au matin.

Ces détails pénibles ajoutaient à la tristesse du prince Louis. Nous côtoyions de très près la mer ; les vagues agitées nous