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Je sens que cette réponse est absurde ; mais c’est très sincèrement que je proteste contre un malheur dont l’idée n’a pas pu entrer encore dans mon esprit. Je vois alors M. Baratti se reculer précipitamment, pour se cacher derrière la voiture ; il sanglote, la tête dans ses mains et s’éloigne en trépignant de douleur. Je comprends tout alors, mais je ne faiblis pas : mon affection pour la Reine ne me permet pas de faiblir ; je lui dis qu’on ne l’aurait pas mandée si la situation de son fils avait été désespérée, que c’eût été de leur part à tous un acte d’inhumanité ; je lui montre cette lettre, où le mot de mort n’est pas prononcé, mais où elle le devine ; elle sent que Roccaserra n’a pas dit toute la vérité. Enfin, à Santa Ara, il faut que je me sépare d’elle un instant ; on m’appelle pour payer quelque chose, et, n’ayant plus d’argent moi-même, je descends pour en prendre dans la caisse de la seconde voiture. M. Baratti me remplace alors et révèle à la pauvre mère l’arrêt fatal du destin.

« Lui aussi..., dit-elle. Mes deux enfans... » Elle retombe dans le même accablement où l’avait plongée autrefois la mort de Napoléon-Charles, et ne voit pas les peuples ignorans qui se pressent partout sur son passage. Comme autour de Madame Mère à Rome, on dit d’elle ici : La madre di Napoleone ! Et plus loin : Evviva Napoleone ! Evviva la liberta ! Ils chantent : « Mieux vaut mourir à la fleur de l’âge que de vivre sous les tyrans ! » et tout à coup se taisent, comme effrayés de ce qu’ils ont dit. C’est qu’ils viennent d’apprendre, ces paysans, que l’objet de leur amour, que le défenseur de leur liberté n’est plus ; un silence morne, des larmes, des sanglots succèdent alors à leurs chants joyeux.

Je rappelle M. Baratti, je lui demande des détails. Il dit que, pendant cinq jours, Louis n’a pas quitté son frère, qu’il l’a soigné de ses propres mains. Ces paroles tirent la mère de son évanouissement. Elle demande si Louis n’a pas pris la rougeole à son tour. Pourquoi n’est-ce pas lui qui est venu au-devant d’elle ? Elle veut le revoir, elle presse les chevaux.

Cependant la distance qu’il lui reste à parcourir est immense, la hâte fiévreuse qui l’anime peut ne pas se soutenir jusqu’au bout. Pour ménager ses forces et la décider à prendre un peu de repos, je parle des brigands qui infestent, dit-on, cette route du Furlo : le passage de Rosselli a pu leur donner l’éveil, ils ont pu tendre des embuscades ; il importe de leur échapper,