Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le prince Gortchakof est venu en parler avec elle à quatre heures. Comme l’abbé Roccaserra partait pour Rome et nous demandait nos commissions, je me suis avisée que le pauvre homme n’avait pas de moyen de transport, et qu’on pourrait lui prêter un des chevaux du prince Napoléon. Il remettrait le cheval au passage à Terni ; la Reine ferait passer par lui une communication orale conforme à sa vraie pensée et rectifierait quelques-uns de ces demi-mensonges qu’on est obligé d’écrire parce qu’on ne sait jamais aux mains de qui les lettres peuvent tomber.

Cependant, la demande des passeports avait intrigué le gouvernement toscan. Le marquis Corsini, frère du premier ministre, fut dépêché à notre auberge dans cette même soirée de dimanche. L’idée de l’embuscade lui parut excellente, et le concours des sbires toscans fut aussitôt promis. Il y a en ce moment comme une fureur d’arrêter les Bonaparte. Le jeune Pierre-Lucien vient d’être pris par les gendarmes, qui l’ont rendu à ses parens. Ce brigand de quinze ans avait fui la maison paternelle pour échapper à son gouverneur, et battait les bois avec son fusil. On le croyait parti pour le camp des révolutionnaires, et c’est pour l’empêcher de se joindre à eux que Lucien avait donné l’ordre de l’appréhender.

La Reine ne se sentait aucune envie de suivre un pareil exemple. Ayant elle-même élevé ses enfans, ce que le prince de Canino n’a pas fait, elle n’avait pas besoin de gendarmes pour les mettre à la raison. Son intention ne pouvait pas être non plus de complaire au Sacré Collège en leur donnant publiquement un pareil désaveu. Elle les voyait déjà, les menottes aux mains, couchés dans la paille et conduits aux cachots du grand-duc, quand, vers le soir, nous avons eu un nouveau caprice du roi Louis.

Il était neuf heures. La Reine, par ennui autant que par lassitude, venait de se coucher. La princesse Charlotte est venue dire que son oncle envoyait un courrier au colonel Armandi, et qu’il demandait maintenant à la Reine de ne bouger avant que cet homme fût revenu.

Ainsi, l’ayant obsédée de son insistance, tant qu’elle s’était refusée à partir, il la retenait à Florence au moment où il l’avait enfin décidée au départ ! Mais, pour cette fois, elle n’avait garde de s’en plaindre et, tout heureuse d’être enfin d’accord