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Deux faits principaux le dominent, qui ont été méconnus et doivent être remis en leur vrai jour : la réalité vivante, dès le IXe siècle, d’un groupement ethnique, d’une nationalité embrassant la Lorraine et l’Alsace, dont les droits n’ont jamais été abdiqués, mais revendiqués au contraire sans répit par sa population ou ses chefs ; en second lieu, les rapports légaux et traditionnels entre cette nationalité et la couronne de France. Et quand je parlerai, à ce sujet, de suprématie franque, de droit des Carolingiens et des Capétiens, ce n’est aucunement à des principes théoriques et abstraits que je m’en référerai.

L’abstraction juridique ne saurait avoir de place dans l’histoire ; la réalité seule compte, qu’il s’agisse de fait ou d’idéal, et la réalité, en matière de droit public, elle, a son siège dans la conscience populaire. C’est donc cette conscience qu’il faut interroger dans ses manifestations multiples, c’est elle qu’il faut dégager à travers les siècles ; c’est dans les profondeurs mêmes de l’âme du pays qu’il faut jeter la sonde. Et ainsi verrons-nous que, même dans un passé reculé, c’est au mépris du droit, par l’abus de la force, par l’usurpation ou la violence, que la Lorraine et l’Alsace avaient été placées sous la domination allemande.

I

Le trait saillant de la Lorraine telle qu’elle fut, avec l’Alsace, érigée en royaume est d’avoir été le cœur même du regnum Francorum. C’est là que s’était fait l’établissement des Francs ripuaires, là que les Saliens se sont substitués à eux, après avoir triomphé des Alamans, c’est là que l’Austrasie avait eu son centre, la dynastie carolingienne son berceau. Le royaume de Lorraine fut donc une France par excellence, et il aurait été inexplicable que sa population eût jamais perdu la conscience des liens profonds qui l’unissaient au royaume de France, après que le royaume de Lorraine eut cessé d’exister. En réalité, les sentimens héréditaires et les cadres ethniques persistèrent à travers tous les remaniemens et tous les partages par lesquels ce royaume se démembra.

Le traité de Verdun (843) n’avait nullement séparé la Lorraine de la France ; il avait divisé la France de Charlemagne en trois royaumes, en trois Francies qui toutes trois relevaient des Carolingiens. La France du milieu, ou Lotharingie, avait,