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devenir fameux dans toute l’Allemagne, et qu’il n’y a pas désormais une jeune bourgeoise de Stettin ou d’Ingolstadt qui ne rêve d’assister un moment, à l’ignoble trafic de chair vive qui s’y déroule du soir au matin. « Un jeune couple de provinciaux qui étaient venus passer une semaine à Berlin, et à qui je recommandais, pour leur dernière soirée, une pièce nouvelle du Théâtre-Allemand, m’ont déclaré sans détours qu’ils entendaient consacrer cette soirée à une visite du Café National, en ajoutant que, s’ils rentraient à E….sans avoir vu le fonctionnement nocturne de cette célèbre Halle aux Filles, tout le monde, là-bas, se moquerait d’eux ! »


Car le fait est que, d’une manière générale, — et y compris même, à ce qui semble, l’admiration de ce trafic éhonté des « cafés de nuit » de Berlin, — le fait est que les Allemands d’aujourd’hui se complaisent dans leur « inculture » et en tirent vanité, avec une tendance de plus en plus accentuée à considérer leur « manque de civilisation » comme le triomphe d’une « culture » spéciale, foncièrement « allemande, » et aussi supérieure à toutes les autres qu’elle en est différente. Si bien qu’au lieu de tâcher à se « civiliser, » les compatriotes de M. Wigand n’ont pas cessé, depuis quarante-quatre ans, de s’enfoncer toujours plus avant dans leur « inculture, » développant quasi à dessein les défauts naturels de leur race, tandis que, d’autre part, ils laissaient périr toute sorte de qualités péniblement acquises autrefois par leurs pères. Il s’est produit chez eux une transformation intellectuelle et morale que M. Wigand n’hésite pas à qualifier de « dégénérescence, » mais sans s’arrêter autant que nous l’eussions voulu à rechercher les causes de tout ordre qui ont ainsi contribué à faire, des Allemands de 1914, des êtres infiniment différens de leurs grands-pères de 1870. Et c’est, au contraire, surtout la recherche de ces causes qui semble avoir préoccupé un autre écrivain allemand, M. (ou peut-être Mme) Carry Brachvogel, auteur d’un très curieux récit intitulé : Les Héritiers, roman de la Nouvelle Allemagne.


Tout de même que M. Wigand, en effet, M. (ou Mme) Carry Brachvogel aperçoit un abîme entre l’âme allemande de jadis et celle d’aujourd’hui ; et cette dernière ne lui paraît pas seulement changée, mais aussi tristement diminuée et déchue, plongée dans une barbarie dont le trait dominant serait, à l’en croire, la substitution d’un bas égoïsme sensuel aux habitudes anciennes de crainte et de respect.

Affirmations qu’auraient de quoi appuyer, d’ailleurs, maints autres