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certainement pas là un simple effet du hasard. Il va sans dire que ce trait de caractère existe aussi, plus ou moins prononcé, chez certains individus des autres nations : mais, chez eux, il n’apparaît en quelque sorte que comme le résultat d’un état d’esprit exceptionnel, d’une impulsion toute momentanée ; tandis que l’Allemand, au contraire, est vraiment atteint d’une Schadenfreude naturelle et chronique...

A cette joie que procure le malheur d’autrui s’ajoute et se rattache, dans toute âme allemande, un amour passionné de la délation. Il n’y a pas au monde un peuple où les délateurs soient aussi nombreux que chez nous, ni non plus aussi satisfaits de soi-même et aussi estimés de leur entourage. Notre loi sur le crime de lèse-majesté ne les fournit-elle pas, au reste, d’un instrument merveilleux, à l’aide duquel il lui est aisé de faire jeter en prison quiconque leur déplaît ?... Après quoi il faut les entendre, ces dénonciateurs avérés, crier de toutes leurs forces leur indignation contre les « Babylones » étrangères, proclamer avec emphase l’éminente supériorité de l’ordre de choses tel qu’il fonctionne dans leur patrie !


Je ne puis malheureusement songer à citer encore, comme je l’aurais désiré, le chapitre consacré par M. Curt Wigand à l’examen d’une autre des manifestations les plus saisissantes de l’état profond d’ « inculture » de ses compatriotes, — la grossièreté méprisante et trop souvent cruelle de leur attitude ordinaire à l’égard des femmes.


L’Allemand authentique est incontestablement, — nous dit notre judicieux observateur, — l’être le moins chevaleresque de l’Europe entière : il ignore absolument jusqu’aux règles les plus élémentaires de la courtoisie, dans ses rapports avec l’espèce de créature inférieure qu’est, à ses yeux, la femme. Je ne parle pas même de son habitude de ne jamais céder sa place à une dame, en wagon ou en omnibus, de ne jamais aider sa propre femme à descendre de voiture, etc. Mais dites-moi s’il existe ailleurs un pays où l’on dévisage, en public, les femmes enceintes avec une curiosité aussi indiscrète, avec un cynisme aussi répugnant ! Jamais deux étudians, deux employés de bureau ou de magasin, ne manqueront, lorsqu’ils passeront auprès d’une femme enceinte, de se pousser du coude avec un clignement d’œil significatif, pu même de se désigner du doigt la taille arrondie de la future mère.

On devine aisément ce que doit être, dans ces conditions, toute la vie « galante » de l’Allemagne, depuis les brasseries des villes d’université, où la principale occupation « amoureuse » des jeunes étudians consiste à se saouler en compagnie de leurs pauvres petites Gretchen, jusqu’à ces « cafés de nuit » berlinois que Méphistophélès aurait pu montrer à Faust comme les lieux du monde où s’étale assurément le plus au large la « bestialité humaine, » sans le moindre effort de retenue ou de déguisement. Mais le plus curieux est que, si nous en croyons M. Wigand, ces « cafés de nuit » sont en train de