Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

permanent entre les élèves de l’école et tout le personnel des fonctionnaires de la maison. Un certain instinct, probablement engendré par le régime militaire de l’école, nous contraignait à regarder notre directeur et tous nos maîtres comme autant d’ennemis naturels, ayant expressément pour métier de nous faire souffrir. Il régnait autour de nous une atmosphère d’hostilité profonde et sourde, une atmosphère déjà pareille à celle qui a toujours régné dans toute caserne allemande [1]. Les fonctionnaires, de leur côté, avaient l’air de nous croire toujours plus capables de mal que d’actions innocentes. D’où résultait que mainte peccadille commise par ignorance enfantine nous était comptée comme un délit grave, une infraction volontaire et préméditée ; et par là se trouvait empoisonnée notre confiance, jusque dans ses sources les plus intimes, si bien que, même à l’endroit des plus sympathiques de nos maîtres, nos cœurs d’enfans ne pouvaient s’empêcher de nourrir un sentiment secret de haine ou de rancune.


La conséquence d’un tel mode d’éducation nous est décrite par M. Otto Krille presque dans les mêmes termes dont se servait, tout à l’heure, M. Curt Wigand.


Le régime de notre école pouvait, à la rigueur, faire de nous des êtres corrects, ponctuels, pratiquement utilisables, mais non certes des hommes : et il fallait vraiment que l’élève de l’école eût en soi un caractère personnel bien fortement enraciné pour qu’il ne risquât point de le voir anéanti sous les coups d’une discipline aussi privée d’âme.


C’est ainsi que, par exemple, les petits garçons de l’école saxonne étaient tenus de soumettre toujours à leurs maîtres aussi bien les lettres qu’ils écrivaient à leurs parens que celles qu’ils en recevaient.


Le procédé avait un avantage incontestable, — ajoute ironiquement M. Krille, — l’avantage de nous obliger à ne parler jamais qu’avec éloge de nos maîtres et de tout l’appareil de notre vie scolaire : mais déjà, dès cette date, je comprenais vaguement que c’était là un moyen de tuer en germe, chez nous, l’indépendance intérieure, la liberté et la franchise du vouloir, — un moyen de faire de nous des créatures éternellement subordonnées et serviles.


Il y aurait encore à tirer maints renseignemens précieux des souvenirs autobiographiques de M. Otto Krille, à la fois sur l’éducation des jeunes gens qui composent aujourd’hui les armées allemandes et sur les traits essentiels de cette « âme nationale » qu’ils apportent en naissant et qui persiste en eux, souvent à leur insu. Il m’aurait plu, en particulier, de montrer avec quelle ingénuité singulière M. Krille

  1. Et comment ne pas nous rappeler, à ce propos, l’affirmation du capitaine Pommer, suivant laquelle il n’y a pas un sujet allemand qui ne revive avec horreur le temps de son séjour à la caserne ?