Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chacune des innombrables petites images qu’il déroule sous nos yeux. Écoutons-le s’ingénier, par exemple, à nous expliquer la susdite définition de Bebel, appelant la race allemande « un peuple de laquais : »


Nulle part au monde autant qu’en Allemagne on n’éprouve le besoin de se « donner du galon, » de se faire passer pour un personnage. Je me souviens, à ce sujet, d’une petite scène éminemment significative. Je voyageais dans un de nos tramways électriques de Berlin. Tout un côté de la voiture était occupé, à l’exception d’une seule place restée libre. Arrive un gros homme, qui s’installe aussitôt à cette place libre, gênant considérablement les autres voyageurs. Comme le banc opposé était presque vide, cette façon d’agir de l’intrus lui vaut naturellement un accueil peu aimable, et ses deux voisins immédiats lui cèdent tout au juste un espace pareil à celui qu’ils occupent eux-mêmes. Sur quoi le poussah de jurer et de tempêter avec tant de bruit que le conducteur se voit forcer de l’inviter à se tenir tranquille. Nouvelles invectives, cette fois, à l’adresse du conducteur. « Misérable drôle, vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! » C’est ce que j’ignorais aussi, au moment où j’assistais à cet épisode tragi-comique : mais un hasard est venu me renseigner, fort peu de temps après, sur la qualité du terrible personnage. Celui-ci se trouvait être, tout simplement, un figurant de l’un de nos théâtres de banlieue !

Cette manie de prendre des airs de supériorité absolument gratuits, et de vouloir en imposer aux gens que l’on ne connaît pas, contraste singulièrement avec la platitude servile qui constitue, elle aussi, l’un des traits essentiels du caractère allemand ; et nulle part ce contraste n’est aussi frappant que dans le monde des fonctionnaires de toute catégorie. Je demeurais à Londres depuis plus d’un an, et il y avait environ trois ans que je n’avais plus revu l’Allemagne, lorsque, un jour, une affaire m’amena au consulat allemand. J’entrai dans le bureau d’un employé subalterne qui, d’abord, se mit à m’apostropher brutalement pour me demander ce que je voulais, avec ce ton de sous-officier hargneux que connaissent trop tous ceux qui ont eu l’occasion de vivre en Allemagne. Mais lorsque pareille chose arrive à un Allemand en Angleterre, où la grossièreté et l’arrogance quasi professionnelles du fonctionnaire sont absolument ignorées, on comprend qu’il s’en trouve doublement affecté.

Sans compter que le même employé, quand je lui eus indiqué l’objet de ma visite, eut à me conduire dans le bureau du consul, et me permit alors de constater à loisir l’envers du caractère naturel allemand : car à peine cet homme tout à l’heure si arrogant eut-il appris que j’allais m’entretenir avec son chef, qu’aussitôt je le vis devenir d’une politesse toute humble, pour ne plus cesser dorénavant de me parler sur le ton le plus prévenant et le plus obséquieux.

J’ai la conviction que ce triste défaut du caractère allemand, ce mélange de platitude devant le supérieur et de morgue brutale à l’égard de l’inférieur, n’est pas jugé aussi sévèrement qu’il le mérite, même par ceux qui se rendent le mieux compte de tout ce qu’il a pour nous d’humiliant. On