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de son pays, non seulement à réformer, mais même à étudier et à nous décrire les « différens défauts de l’âme allemande contemporaine. » Après quoi le voici qui, du moins, entreprend lui-même cette tâche « civilisatrice, » décidément impossible aux successeurs de Bebel en raison des « visières » nationalistes, — ou, pour mieux dire, nationales, — qui leur couvrent les yeux ; et, si tous nos éditeurs parisiens n’avaient pas cru devoir interrompre momentanément leur carrière professionnelle, j’aurais bien souhaité que l’un d’eux nous offrît, durant ces longues semaines de méditation et de recueillement patriotiques, une version française de la très instructive brochure où M. Wigand, s’adressant à ses frères allemands, leur signale quelques-uns des traits les plus caractéristiques de ce qu’il appelle leur « inculture, » leur manque désastreux de « civilisation [1]. »

Non pas, en vérité, que la brochure de M. Wigand nous apporte une peinture complète, approfondie, de « l’âme allemande contemporaine, » quelque chose d’un peu équivalent à ces témoignages mémorables (et peut-être plus accablans encore que le sien), qui naguère nous sont venus tour à tour de Gœthe et de Heine, de Schopenhauer et de Nietzsche, des plus hauts esprits de sa race, unanimes à mépriser ou à détester l’atmosphère de « barbarie » dont ils se sentaient enveloppés, — pour ne pas dire : eux-mêmes irrémédiablement imprégnés. Je comparerais plutôt les observations de M. Wigand à une série de photographies « instantanées, » reproduisant avec une exactitude absolue toute espèce de menus aspects divers, isolés, de l’ « inculture » allemande. C’est comme si l’auteur, nous promenant à son bras, un après-midi de dimanche, par les rues et les places de sa ville natale, se bornait à nous désigner du doigt les particularités les plus frappantes des monumens ou des figures qu’il rencontrerait au hasard de ses pas. Mais nous devinons qu’il connaît si parfaitement jusqu’aux moindres recoins de sa ville natale, et que d’année en année son cœur a si cruellement souffert au contact de cette puanteur, matérielle et morale, contre laquelle ne sauraient plus valoir désormais ni ses propres efforts ni ceux de personne autre ! Un mélange douloureux de colère et de honte fait trembler ce cœur naïf de patriote allemand, contraint à dénoncer la « barbarie » de ses frères ; et d’autant plus chacune de ses paroles trouve d’écho en nous, d’autant plus clairement nous apercevons la portée générale, la signification « symbolique » de

  1. Je dois ajouter qu’une excellente traduction de la brochure de M. Wigand a été faite, il y a quelques années, par MM. W. Bauer et R. de Freycinet ; encore inédite, elle finira, tôt ou tard, par trouver le chemin du public.