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talent de l’artiste et cette flamme intérieure que rien ne remplace et dont rien ne rend compte.

Ces recherches d’histoire contemporaine n’étaient pour Art Roë qu’une première étape. Il devait être conduit logiquement à faire porter son enquête sur un passé plus éloigné. L’histoire est une des études qui s’imposent à l’officier, parce que la guerre est de tous les temps et parce que nulle part la tradition n’a sa place mieux que dans l’armée. Les engins dont on se sert se sont terriblement perfectionnés, mais on campe, on marche, on se bat aujourd’hui comme au temps de Napoléon, si ce n’est même de Xénophon. Ce sont les mêmes dispositions et ce sont les mêmes organes, parce que c’est la même nature humaine. Ce goût de l’histoire, qui est chez Art Roë un des traits dominans, se traduit dans Racheté, roman historique, plus historique que romanesque. L’officier d’aujourd’hui a voulu se représenter ce qu’étaient les officiers d’autrefois, et quels officiers ! ceux de la Grande Armée. Donc, il a mis l’un d’eux aux prises avec le plus formidable ennemi qu’ils aient eu à combattre : les neiges de la Russie, les glaces de la Bérésina. Jacques Vergy est chargé de porter un ordre du maréchal Ney au général d’Hénin : il s’égare dans la morne immensité ; il continue sa marche errante jusqu’au jour où il est blessé par un cosaque et recueilli dans une maison où on le soigne. Il n’y a pas d’autres événemens, et c’est merveille qu’on ait pu écrire trois cents pages avec ces seuls élémens, solitude, torpeur, froid, silence :


Après la plaine blanche, une autre plaine blanche.


Mais on devine sans peine qu’Art Roë ne s’est pas proposé pour but unique de tenir une gageure et de réaliser un effet de peintre : blanc sur blanc. Ce livre est fait pour une idée, celle qu’exprime à Jacques Vergy le compagnon de sa tragique retraite : « L’important, c’est de vouloir vivre, et le dangereux, c’est de laisser la mélancolie l’emporter sur la volonté. » Quiconque s’abandonnait, dans ces plaines glacées, était perdu : ceux qui ont survécu, c’est par un miracle de leur volonté. N’est-ce pas le symbole même de la loi qui régit l’existence des peuples ? Dans ce steppe immense qu’est l’histoire, — et qu’on a comparé à un cimetière, — combien de nations dorment ensevelies ! Celles-là seules ont survécu qui ont eu l’énergique volonté de vivre, qui se sont raidies contre le froid près de les gagner, qu’aucune souffrance n’a abattues et qui ont juré de durer quand même.