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Le premier livre d’Art Roë, Pingot et moi, est fait avec la matière même de ces fonctions, nouvelles pour lui, auxquelles s’initie allègrement le lieutenant d’artillerie frais émoulu de l’École, et que réjouit son premier contact avec la réalité. « Analyser les impressions qu’un jeune officier éprouve en entrant au service, dire sa surprise de découvrir, jour par jour, cette vie belle entre toutes, son bonheur d’agir, sa fierté de vouloir, sa jouissance de posséder des hommes et de leur appartenir, » tel est le sujet. Pour épisodes, les incidens que chaque année ramène dans la vie d’un régiment. Pour décor, la caserne, le camp, le terrain de manœuvres, un village pavoisé en l’honneur de nos troupes, une ferme hospitalière, etc. Un trait qu’on remarque tout de suite chez l’écrivain débutant, c’est le talent qu’il a de voir et de peindre en quelques touches nettes et saisissantes. Il a un sentiment très vif de la nature. Il peut dire, sans crainte d’être démenti : « La nature m’a toujours parlé. » Çà et là des tableaux rapidement enlevés, de brèves visions de plaines, de bois, de coteaux, indispensables à la peinture de cette vie militaire qui est une vie de plein air. Voici un coin de paysage, tout imprégné de fraîcheur matinale et printanière. « La manœuvre au matin, en mai, c’est vraiment ravissant. Le ciel est plein d’une lumière fraîche, les arbres allongent parmi le gazon leurs ombres changeantes, vite diminuées ; et tout autour du polygone, des frondaisons encadrent l’aire nue, la forêt développe sa robe de tous les verts. Alors il fait bon vivre ! Pour peu que l’allure soit vive, on se sent des ailes. Ai-je encore une âme ? Non, elle s’est envolée. Voyez les hirondelles qui font des circuits au ras du sol, poussent des cris d’amour, et, par momens, culbutent, montrent leurs ventres blancs... Mon âme est une de ces hirondelles. » Jamais d’ailleurs Art Roë ne décrit pour décrire. Mais il sait comme le milieu extérieur influe sur les sentimens. Et il sait aussi que les choses ont une physionomie, une signification morale : « On a vu les états-majors se promener le long des crêtes, silhouettes noires sur le ciel bleu : les fanions des généraux ondulaient sous le vent, légers comme des espérances. » On citerait, dans Pingot et moi, vingt autres de ces passages dont un connaisseur dirait : cela est peint. De même en sera-t-il dans les livres qui suivront. Dès la première rencontre et une fois pour toutes, je signale cette manière pittoresque d’une si vigoureuse sobriété.

Mais j’ai hâte d’arriver à l’essentiel : l’esprit du livre. L’auteur a eu soin de nous avertir qu’il faut chercher ici non pas un livre, au sens ordinaire du mot, mais quelque chose de mieux : l’âme d’un