Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 23.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas des vaincus, les jettent à bas du rempart. Une immense clameur s’élève de la ville où les cloches des centaines d’églises et de monastères appellent, pour la dernière fois, à la prière les fidèles terrifiés... Au delà du vallon du Lycus, on voit la colline où s’élevaient le palais des Blachernes, dernière résidence des empereurs, et celui de Constantin Porphyrogénète, dont les restes imposans s’adossent au vieux rempart de Théodose [1]. Non loin, près de la porte d’Andrinople, au fond d’un repli de terrain, était le célèbre monastère de Chora où fut apportée, durant le siège, l’icône vénérée de la Vierge protectrice de la cité, que la tradition attribuait à saint Luc lui-même. La charmante petite église de ce monastère, toute brillante de mosaïques et de fresques, a survécu aux fureurs du vainqueur et aux tremblemens de terre ; c’est cette Kharié-Djami où un imâm en robe jaune safran explique aimablement aux étrangers les symboles chrétiens et les scènes évangéliques qui décorent sa mosquée. Le jour de l’assaut, un parti de Turcs découvrit une poterne abandonnée, juste en face du monastère, entra par là dans la ville, se rua sur le sanctuaire et détruisit la célèbre image, palladium de la cité gardée de Dieu.

En face de la brèche, se pressaient les bataillons turcs de réserve et se reformaient ceux qui avaient donné les premiers dans le terrible assaut ; plus loin, derrière les lourdes batteries, se dressait la tente du Sultan Mahomet II, et sans doute c’est là qu’on pouvait voir le jeune vainqueur, dirigeant les colonnes d’attaque, mettant partout l’ordre et la confiance, ces deux élémens essentiels de la victoire, ivre de joie en écoutant les acclamations de ses soldats vainqueurs, et en voyant flotter enfin sur les tours son étendard orné du croissant, à la place des bannières de pourpre de l’Empire. Moment solennel et tragique qui marque le recul de la chrétienté devant l’Islam et ouvre pour l’Europe la question d’Orient !

En face de la porte Saint-Romain, nous sommes resté longtemps, à l’ombre des grands cyprès funéraires, assis à un petit café où deux Turcs, sans parler, fumaient paisiblement leur narghilé. La tranquillité de ce lieu, tandis que l’imagination évoque l’affreux tumulte du 29 mai 1453, invite au recueillement et à la méditation. C’est là que nous avons lu les chapitres les

  1. Cette belle ruine est appelée Tekfour-Seraï.