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debout ; les hommes les ont respectés ; le temps seul a opéré ses lentes destructions. Stamboul n’a jamais rempli l’enceinte de l’ancienne Constantinople ; la ville, sous les Turcs, s’est étendue sur la rive Nord de la Corne d’Or et le long du Bosphore ; elle n’a pas eu besoin de faire éclater ses murailles historiques pour s’épandre dans la campagne ; les fossés se sont peu à peu comblés ; d’habiles jardiniers, dont beaucoup sont des Bulgares, y ont établi des cultures maraîchères ; salades, choux et tomates ont pacifiquement conquis les deux terrasses où se tenaient jadis les défenseurs de la cité impériale ; des ormes, des figuiers, des cyprès ont poussé parmi les pierres ; ici s’est installé un petit tekké de Derviches, là quelques tziganes se sont blottis au pied de la muraille ; les vautours et les hiboux en habitent les créneaux. Une chaussée pavée, contemporaine des empereurs, longe le pied des remparts, mais elle est si défoncée, si rugueuse, que les véhicules ont tracé des pistes nouvelles à côté de la route qu’aucun cantonnier ne répara jamais : c’est la Turquie. Des troupeaux de moutons et de chèvres trouvent leur vie le long des anciens fossés et parmi l’herbe des vastes nécropoles. Autour de la ville, surtout du côté de la Corne d’Or, le terrain vallonné où les Byzantins possédaient jadis des villas et des jardins de plaisance, est envahi par la poétique désolation des cimetières ; sous l’ombre épaisse des grands cyprès, le peuple innombrable des morts a pris possession d’immenses espaces ; les stèles musulmanes, fichées en terre, soit groupées, soit disséminées de-ci de-là dans un pittoresque désordre, semblent les pièces d’un indéfini jeu d’échecs ; les plus anciennes portent le turban national des vieux Osmanlis, les plus récentes sont affublées d’un fez peint en rouge qui les fait ressembler à des champignons vénéneux. Les pierres couchées des cimetières chrétiens ou juifs se pressent en masses serrées, comme un dallage de dominos gris. Toutes ces tombes racontent des siècles d’histoire morte, une succession de générations qui ont passé, improductives pour la civilisation, sans laisser d’autre trace de leur vie que ces témoins de leur mort. Près des portes principales, des fontaines avec des bassins abreuvent hommes et bêles ; quelques petits cafés turcs se cachent dans la poix des cimetières, à l’ombre des cyprès ; des chemins étroits et tortueux s’enfoncent dans la campagne, mais aucune grande route ne vient aboutir aux portes ; jamais les