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rasée et franche. Il ne parle que son patois. Nous leur donnons à lui et à eux un peu à manger sur notre ordinaire qui continue à être abondamment pourvu de nourriture fraîche. Ce sont presque des enfans. Ils ont l’air fatigué, mais une flamme dans les yeux. Ils se sont battus l’avant-veille près de Reppe. Notre canon de 75 a fait merveille. Des Prussiens qui s’avançaient en masse, en colonne par quatre, ont été fauchés par lui soudain et sont tombés… toujours en colonne par quatre. L’un de ces petits soldats nous raconte que, parmi les monceaux de cadavres prussiens, il en a vu un resté debout sur ses jambes, figé et comme pétrifié par la mélinite dans cette attitude. Encore une nuit de faction nocturne sur un petit pont, et cette fois sous la pluie torrentielle. Les seules personnes que j’arrête sont des officiers et quelques gardes d’écurie. On regrette le chaud soleil. Le réduit où nous couchons sur la paille a servi à abriter la veille une dizaine de prisonniers prussiens. Déjà quelques chevaux crevés par-ci par-là.

Avant, on a fait la popote chez le cordonnier du pays. Il admire en connaisseur mes chaussures allemandes. Il nous parle de sa voix posée et calme, dans l’échoppe bien chaude, tandis que la pluie tambourine aux vitres. Il refait des talons à de vieilles chaussures tout en parlant, les coupe avec le tranchet, les ajuste avec la râpe, les cloue sur la bigorne posée entre ses genoux serrés, le dos un peu voûté pour avoir été penché trop d’années. Le cuir a une bonne odeur. Au mur une vieille pendule d’Alsace, des cuirs, des boites de clous. Il nous dit qu’un aubergiste de Bussang (côté allemand) qui avait miné la voûte de la route et avait avant de partir empoisonné son eau et son vin dont plusieurs dizaines de nos soldats furent malades à en mourir presque, a été repris et fusillé ici il y a deux jours. Il y avait encore ici un déserteur alsacien, sous-officier, fils d’un grand industriel allemand, qui dans son uniforme badois circulait librement parmi nos hommes et mangeait avec eux. Il a été dirigé vers l’arrière s’il veut s’engager chez nous. À un moment, un visage triste de paysan se colle derrière la vitre embuée. C’est un voisin. Il dit : « Ma mère vient de mourir. » Le cordonnier dit : « Ah ! » Là se bornent ses condoléances. Ces simples parlent moins qu’ils ne pensent. Un quart d’heure après, les cloches de l’église se mettent à sonner. « C’est pour le trépas, » dit le cordonnier. C’est l’usage