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opprends d’ailleurs rien d’essentiel que je n’aie lu quotidiennement dans le Bulletin des Communes qu’affichent régulièrement les mairies et auquel succédera pour nous, dans quelques jours, quand nous irons en Alsace, le Bulletin des Armées de la République. Vers quatre heures, deux aéroplanes allemands viennent planer au-dessus de nous très haut, filant vers Belfort. Immédiatement, le fort de Roppe envoie une quinzaine d’obus ; on voit très bien, jusqu’au zénith, la flamme d’éclatement de ceux-ci et le petit nuage de fumée blanche très compact et persistant de plusieurs minutes que chacun d’eux laisse à l’endroit où il a éclaté. Ce sont des obus spécialement construits à cet effet, et ces petits nuages servent de repères pour régler le tir et assurer les coups suivants.

Les soldats regardent, et rient ; les avions allemands ne paraissent nullement les impressionner. Le premier de ces avions ne parait pas avoir subi de dommage et nous le verrons dans une demi-heure revenir vers l’Allemagne, ayant sans doute accompli sa mission et s’élevant très vite au-dessus de nous pour éviter les nouveaux obus qui le saluent au retour. Quant au second, il a été blessé par la première bordée et nous le voyons tomber assez vite à quelques kilomètres de nous. Morts ou vivans, ceux qui le montent seront pris dans quelques instans.

Au petit café du bourg où nous faisons la popote, trois artilleurs du ***me trinquent. L’un d’eux, au milieu de la conversation, me dit avec simplicité et sans tristesse apparente : « Mon frère est mort hier à l’hôpital de Belfort de deux balles reçues à Cernay. Nous sommes encore cinq frères sous les drapeaux. » Il semble trouver cela tout naturel, puis vide son verre d’un seul coup. Cette nuit, les projecteurs des forts voisins balayent le ciel de leur grand cône lumineux. Gare aux avions ennemis ! Jupiter, à l’horizon sud, brille d’un éclat immobile au milieu des étoiles qui frémissent doucement. La Voie lactée est si apparente qu’on dirait un immense cumulus blanc et long qui barre le ciel. Nous couchons cette nuit-là dans une grange où le foin sent bon ; les poules nous sonnent le réveil. Les bouches inutiles du village sont évacuées. Aux autres on distribue le pain soigneusement fractionné. Ils font une longue queue devant le poste.

Je profite d’une seconde de liberté pour monter au fort de