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que la compagnie du génie à laquelle je suis affecté est désignée pour assurer la défense de Besançon et des forts environnans. Étant donnée la tournure que prennent les événemens, il est peu probable que la place soit attaquée avant longtemps. Les Allemands ne paraissent guère, en effet, en disposition de violer la neutralité de la Suisse. Le Kaiser n’a sans doute pas oublié la conversation qu’il eut avec un maire suisse lorsqu’il assista naguère aux manœuvres helvétiques. « Évidemment, disait l’empereur allemand avec son gracieux sourire, vous pouvez aligner 100,000 hommes pour arrêter 100,000 Allemands qui voudraient entrer en Suisse. Mais si j’en envoie 200,000, que ferez-vous ? » Et le petit maire suisse de répondre : « Nous rechargerons nos fusils. » Cette allusion aux qualités de tir des Suisses a dû être méditée de l’autre côté du Rhin, et l’importance défensive de Besançon s’en trouve pour l’instant diminuée. Et moi qui avais rêvé d’aventures fabuleuses ! Je suis un peu déçu ; il faudra que je m’arrange pour partir coûte que coûte pour le front, ne fût-ce que par curiosité et amour de l’imprévu. On n’a pas tous les jours l’occasion de participer à une campagne aussi intéressante que celle qui s’annonce !

Justement, j’apprends qu’une unité de réserve montée part après-demain pour le front. Je ne dirai pas à mes lecteurs quelle est cette unité, ni quel est son rôle assez délicat, et de la sorte je pourrai, sans nuire en rien aux opérations militaires et conformément au règlement, leur nommer les étapes que je vais parcourir. — Après quelques démarches un peu audacieuses, en faisant valoir mes capacités équestres et ma connaissance de l’allemand, — et en exagérant quelque peu, — je réussis à me faire affecter à cette unité. Ô joie ! En un tour de main, je suis déshabillé et transformé en cavalier, armé d’un sabre gigantesque, auprès duquel les sabres de combat en usage dans nos salles d’armes sont des fétus, d’un revolver impressionnant, guêtré de cuir, muni d’éperons qui sonnent sur le pavé. Quelques gens de ma connaissance se demandent bien quel est ce Frégoli, mais la plupart ne remarquent même pas la transformation. Il y a bien d’autres choses étonnantes, dont chacun a pris depuis quelques jours l’habitude de ne plus s’étonner. L’imprévu n’est-il pas devenu la règle ?