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IMPRESSIONS d’un COMBATTANT.

qui, par milliers, viennent s’enrôler sous nos drapeaux et que de tous les points de la frontière voisine on dirige sur la place de Besançon. Un air d’allégresse les transfigure tous. Ils marchent en rangs serrés, au pas, déjà spontanément militarisés, malgré l’habit civil et le balluchon en bandoulière. Toute la journée, ils défilent agitant leurs casquettes, chantant la Marseillaise. Pour éviter des méprises dont ils pourraient pâtir à cause de leur accent alsacien (l’un d’eux a failli être écharpé, il y a peu de jours, dans un faubourg de Besançon), on leur a mis à tous au bras droit un brassard tricolore. Beaucoup ne parlent que le patois alsacien. J’en avise un dans la rue, un tout jeune à l’air candide. Je lui demande en son patois (que je connais fort mal d’ailleurs) d’où il vient. « De Mulhouse, » me dit-il. Il a dix-huit ans. Je lui demande pourquoi il n’a pas craint de venir s’engager ainsi au milieu de tous les dangers qu’il courait à passer la frontière et à ceux qu’il courra encore, et il me fait cette simple réponse dont il ne soupçonne pas la sublime tristesse : « Mutter ist gestorbe. (Je n’ai plus ma mère.) » Je le quitte, voulant rester sur l’impression que me cause ce mot.

D’ailleurs, il semble qu’en ce moment tout le monde a de l’esprit, du talent, du courage, de l’abnégation ; l’égoïsme, toutes les petitesses courantes dans lesquelles on pataugeait semblent avoir disparu. Chacun s’oublie soi-même et se sent l’âme fondue dans quelque chose de grand. J’en arriverais presque à bénir la guerre, — n’étaient les douleurs qu’elle prépare aux mères, aux sœurs, aux fiancées, — à y voir, comme fît Joseph de Maistre, je ne sais quelle étincelle divine qui fait fleurir dans les cœurs toutes les bonnes semences. Et pourtant… la paix serait si douce si les hommes étaient un peu sages !…

Ces quelques jours de Besançon, je les ai occupés à m’équiper et à me laisser fêter par tous mes amis bizontins et aussi par tous les inconnus, militaires ou civils, dont l’œil est attiré sur mon uniforme de soldat de 2e classe par la croix que m’ont valu des circonstances où mon mérite entre pour peu de chose. Je me sens un peu honteux du petit scandale qu’elle cause, et il me semble qu’il s’agit maintenant de la mériter après coup au point de vue militaire.

Le vendredi 7 août, trois jours après mon arrivée, j’apprends