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perspective soudaine d’avoir peut-être à mendier dans les rues de Cologne ! C’est là un jeu cruel dont il me semble que personne autre qu’un fonctionnaire prussien n’aurait été capable ; et toujours, au contraire, dans ce que je serais tenté d’appeler l’âme « idéale » du fonctionnaire prussien, j’ai été frappé de découvrir un manque absolu de pitié, tel exactement que me l’avait déjà révélé, — à défaut de ses paroles, — l’implacable regard de mon homme de Cologne.


Encore nous était-il relativement malaisé, jusqu’ici, d’apercevoir au juste le degré où peut atteindre cette « dureté » prussienne : jusqu’au jour où nous l’avons vue se déployer brusquement, à notre extrême surprise, contre de très innocentes familles de consuls, contre de jeunes collégiens coupables seulement d’avoir voulu s’instruire dans la langue de Gœthe, voire contre de vieilles églises villageoises ou des wagons de luxe. Il y avait bien nos frères d’Alsace et de Lorraine qui, de temps à autre et presque malgré eux, nous laissaient deviner quelque épisode par trop féroce d’une torture qu’héroïquement, ils s’exposaient à subir, — en punition de cette fidélité mer- veilleuse à leurs souvenirs et à leurs espoirs qui leur vaudra toujours l’admiration du monde. Mais, précisément, cette origine, plus ou moins volontaire, de leur torture, nous empêchait d’en mesurer toute l’étendue ; et c’est chose incontestable aussi que, de leur côté, les bourreaux de l’Alsace-Lorraine joignaient à leur rancune contre elle un peu de ce sentiment de crainte que toujours, d’âge en âge, ils avaient éprouvé à l’égard de la France.

Non certes, pour terribles que soient les griefs de nos frères alsaciens, ce qu’ils vont avoir à nous en raconter ne saurait nous donner une image « adéquate » du sort réservé à toute victime de la domination allemande : tout de même qu’il ne nous aurait pas été possible d’évaluer le caractère foncier du chef de gare de Cologne si, au lieu de mon compagnon et de moi, ce fonctionnaire avait vu comparaître devant lui deux riches et somptueux voyageurs de première classe, capables de faire entendre, au besoin, une réclamation contre lui, ou peut-être de réprimer sur-le-champ son insolence sans avoir à redouter d’être ignominieusement jetés en prison. Tandis qu’il existe en Europe une nation vis-à-vis de laquelle le gouvernement prussien se trouve à peu près dans la situation qu’occupait par rapport à nous le vieux fonctionnaire en casquette rouge, — une nation que ce gouvernement regarde, d’instinct, comme infiniment au-dessous de lui,