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les jouissances que ma values la Messe en ré, un certain soir d’avril, dans la vénérable église Saint-Thomas de Leipzig, plus mémorable encore me restera toujours l’angoisse épouvantée de ce quart d’heure de mon discours allemand sur le seuil du bureau du chef de gare de Cologne. Oui. et quand ensuite le quart d’heure s’est écoulé, comme une fois de plus, une vingtième fois, je tâchais péniblement à répéter l’affirmation formelle de l’employé de la gare du Nord, et puis aussi à dépeindre la détresse pitoyable où risquait de nous plonger cette funeste erreur, voilà qu’enfin les lèvres ironiques du haut fonctionnaire ont daigné se rouvrir, — et, cette fois, pour nous répondre en excellent français ! en un français non seulement très correct, mais coulant et aisé à l’égal du nôtre, — en un français appris peut-être, jadis, dans les salons de Paris, — cet homme qui, pendant un quart d’heure, m’avait condamné à me torturer la cervelle pour en extraire des phrases allemandes nous a signifié qu’il s’était désormais suffisamment « payé notre tête ! » « Non, non, — nous a-t-il dit, — vos billets ne valent plus rien ! Et maintenant laissez-moi : j’ai autre chose à faire que de vous écouter ! » Aujourd’hui encore, après trente ans, je conserve dans l’oreille cette réponse française du vieux chef de gare, avec la pureté glaciale de l’accent tout parisien qui l’accompagnait ; et aujourd’hui encore son souvenir réveille en moi le même sentiment de sombre colère qui, ce matin d’avril, a bien failli m’exposer à goûter, par surcroît, des rigueurs plus « matérielles » de la justice prussienne.

Il m’a été donné, dans la suite, d’observer d’assez près cette redoutable justice. Je l’ai vue s’abattre lourdement sur de faibles femmes et sur des enfans ; j’ai entendu gémir (en secret) sous ses coups des amis alsaciens dont l’unique crime avait été de ne pouvoir pas oublier leur éducation française ; et il n’y a pas jusqu’à ma propre expérience qui n’ait eu de quoi me renseigner sur elle, — oh ! bien modestement, — à deux ou trois reprises, par exemple pendant la fameuse « période des passeports, » où le désir intempestif de revoir l’émouvante Vierge au buisson de roses de Martin Schongauer m’a valu d’être reconduit entre deux gendarmes jusqu’à la station de Colmar, à travers des rues désertes et muettes. Mais rien de tout cela ne m’a laissé une impression aussi profonde, ni ne m’est apparu aussi pleinement « représentatif, » que le souvenir du puissant dignitaire à la casquette rouge s’amusant durant un quart d’heure à vexer et à humilier lâchement deux pauvres enfans dont l’entière bonne foi n’était que trop visible, — et plus visible encore leur navrante misère, leur frayeur devant la