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faire consentir à payer, tout provisoirement, — du très peu d’argent qui nous restait, — le prix de la continuation de notre route jusqu’à Cologne, où nous étions enfin arrivés vers huit heures du matin.

Inutile d’ajouter que notre premier soin, en y arrivant, avait été de nous présenter devant le chef de gare, haut et imposant personnage d’une soixantaine d’années, dont je revois l’allure éminemment militaire, avec sa barbe grise taillée en pointe, ses fines lèvres plissées d’un sourire méprisant, et, par-dessous sa lourde casquette de drap rouge, le terrible regard immobile de deux grands yeux d’un bleu de métal. Il nous aidait reçus sur le seuil de son bureau, d’un air à la fois méchant et narquois, qui n’avait pas été pour nous faciliter la tâche de lui expliquer notre situation. Mais, surtout, cette tâche nous avait été rendue malaisée par la défense formelle qu’il nous avait faite de nous servir de notre langue française. Deutsch sprechen ! « Parler allemand ! » nous avait-il ordonné, dès nos timides excuses préalables, et force nous avait été de lui obéir. Ou plutôt, moi seul avais été en état de le faire, mon compagnon ayant toujours réussi miraculeusement à mener de front, avec le « wagnérisme » le plus passionné, l’ignorance la plus absolue de la langue allemande ; et comme toute ma propre provision d’allemand se bornait alors à une centaine de mots, plus ou moins archaïques, qu’avait pu m’apprendre la pratique assidue des partitions et poèmes de Wagner, peut-être mon lecteur n’aura-t-il pas trop de peine à se figurer le supplice qu’avait été pour moi, pendant un bon quart d’heure, une telle obligation de plaider notre cause dans une langue à peu près inconnue, en présence de cette espèce de colonel de gendarmes prussien qui, sans jamais me répondre d’un mot ni d’un geste, s’obstinait à fixer sur moi le regard soupçonneux de ses gros yeux de plomb !

Un bon quart d’heure, je n’exagère pas en attestant que mon plaidoyer avait duré ce temps-là, un plaidoyer où à chaque instant j’avais dû m’arrêter, faute de mots allemands pour achever une phrase commencée ; si bien que parfois mon compagnon n’avait pu s’empêcher d’intervenir, poussé par sa pitié pour moi à vouloir me « doubler » en baragouinant, lui aussi, des mots français étrangement revêtus de désinences germaniques. Le fait est que le succès de notre démarche nous apparaissait revêtu d’une importance quasiment vitale : car comment aurions-nous prévu que, dès l’heure suivante, dans cette ville étrangère, un compatriote prendrait assez à cœur ses fonctions de consul de France pour nous mettre très gracieusement à même de rentrer à Paris ? C’est dire que, s’il est vrai que je n’oublierai jamais