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nion publique se sont accordés à placer cette armée, pendant près d’un demi-siècle, en dehors et au-dessus du mouvement régulier de la vie nationale. Ils en ont fait une caste, ou plus exactement un monde, distinct de la nation et supérieur à elle : d’où devaient fatalement résulter, à l’intérieur de ce monde nouveau, un sentiment exagéré de sa propre valeur et l’oubli plus ou moins complet de son rôle véritable. Tout de même que, au point de vue privé, « le prestige superstitieux dont se trouvait entourée la carrière d’officier devait naturellement provoquer, chez des caractères faibles, une néfaste folie des grandeurs, avec la prodigalité et l’absence de scrupules moraux qui en découlaient, » de même aussi, au point de vue proprement « militaire, » le « splendide isolement » où l’on s’est plu à maintenir cette carrière devait avoir pour résultat inévitable de lui faire perdre tout contact avec la réalité, d’atténuer ou d’effacer chez elle le souci de sa destination professionnelle. De là tout un ensemble de traditions et de procédés sans le moindre rapport avec les exigences de la préparation d’une guerre future ; un ample et somptueux système d’artifices parmi lesquels l’excellent capitaine Pommer a dû avoir, plus d’une fois, l’impression de se trouver transporté dans une espèce d’énorme corps de ballet, d’une « figuration » infiniment savante, en vérité, mais trop exclusivement « décorative » pour avoir de quoi satisfaire les aspirations d’un ardent patriote.

Tout officier qui regarde la préparation guerrière comme le but suprême de sa profession éprouve irrésistiblement un vrai désespoir, lorsqu’il découvre à quel point l’apparence domine chez nous la vie militaire, et combien le souci de la forme y est supérieur à celui du fond. Comme exemple saisissant de ce culte universel de l’apparence, je citerai seulement la « marche de parade. » Combien d’un temps précieux est gaspillé à l’étude minutieuse de cette cérémonie ! Je sais bien que les fanatiques de l’exercice machinal prétendent nous faire reconnaître, dans la marche de parade, un moyen de discipline, de telle manière que, à les en croire, cette représentation militaire servirait à une fin pratique : mais il n’y a pas un officier un peu accoutumé à réfléchir qui n’aperçoive aussitôt la fausseté d’une telle prétention. Non, la marche de parade n’est rien de plus qu’un moyen grossier pour obtenir des soldats une passivité qui pouvait avoir sa raison d’être au temps des armées de métier, mais qui n’en a plus aucune aujourd’hui, dans une armée où la discipline ne se fonde plus simplement sur l’obéissance mécanique des jambes. Avec quelle répugnance intime un capitaine ami de ses hommes se voit contraint à entraîner ceux-ci pour l’exécution d’une manœuvre à la fois inutile et profondément dégradante ! Cet entraînement où la pensée ne joue aucun rôle absorbe une partie considérable du temps consacré à l’instruction des recrues ; et force est au capitaine d’y employer, lui aussi, une grosse part de son attention, avec