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le témoin oculaire d’une folle rage de destruction qui s’est assouvie non seulement sur toute la vaisselle, mais aussi sur les poêles, les statues, les cadres, les tables et les chaises de la salle du banquet et des pièces voisines. Que si l’on voulait appliquer l’aphorisme In vino veritas à la conduite de ce corps d’officiers, — qui aurait semblé incarner l’élite de l’Allemagne, car la plus haute noblesse, et même un prince du sang, se trouvaient en faire partie, — on devrait constater ce fait déplorable, que le vernis de la civilisation n’a déposé qu’une couche très mince sur les plus hauts rangs de notre société. Un excès fortuit de boissons alcooliques suffit pour transformer en de véritables Barbares les représentans de l’une des races humaines les plus fières de la conscience de leur supériorité, — et en des Barbares qui, bien loin de regretter leurs tristes exploits lorsqu’ils ont fini de cuver leur vin, ne font au contraire que s’en enorgueillir. Que l’on imagine l’impression accablante que ne peut manquer d’avoir produite, sur les « ordonnances » des officiers, le spectacle de cette « horde » s’abandonnant librement à l’élan de son furor teutonicus ! Sûrement ces témoins auront raconté toute la scène à leurs camarades, de telle sorte que le drame joué là par des civilisés redevenus sauvages ne sera nullement resté enfoui à l’intérieur des murs d’un Cercle d’Officiers. En vérité, il est grandement temps que, dans le corps des officiers allemands, une fin soit mise à la passion de boire, et surtout que l’ardeur de cette passion, chez un officier, cesse d’être honorée comme la plus noble des vertus viriles !

Et de même que la conscience professionnelle de nos officiers, si pointilleuse sous d’autres rapports, ne s’émeut aucunement de la présence parmi eux d’ivrognes notoires, de même aussi l’habitude de contracter des dettes destinées à n’être jamais payées ne passe aucunement pour contraire à l’honneur. Tandis que tout civil qui tient à sa bonne renommée se fait un devoir de payer régulièrement son tailleur, il est de bon ton, chez les officiers, de retarder tout au moins le plus longtemps possible le règlement du prix des uniformes ; et souvent même la pauvre blanchisseuse et le nettoyeur de gants sont obligés d’attendre sans fin le jour où ils seront remboursés de leur peine. Jamais l’officier le plus loyal et le plus sérieux ne consentira à reconnaître, dans l’amoncellement des dettes d’un collègue, le moindre délit contre l’honneur professionnel.

Encore tout cela n’est-il que peccadilles, en comparaison d’autres traits que le capitaine Pommer nous laisse deviner, et qui, ceux-là, ne rentreront jamais dans les limites d’aucun « honneur » professionnel. Mais à défaut d’une approbation expresse qu’ils ne sauraient espérer, de la part du « corps des officiers, » ces actes criminels ou honteux sont assurés d’une indulgence infiniment déplorable, dérivant, elle aussi, de la fâcheuse conception qui fait de l’officier un personnage affranchi des contraintes morales du reste des hommes. Sans compter un autre effet, également funeste, de la même conception : le soin qu’apportent toujours les autorités militaires à empêcher ces graves délits d’être connus au dehors de l’armée. « L’ignorance presque