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raître leur régiment sous le jour le plus favorable aux yeux de l’autorité supérieure. Hors d’état d’apprécier aucune aspiration idéale, ils entravent toute spontanéité, tuent en germe toute initiative, et contribuent puissamment à rabaisser le niveau intellectuel et moral de leur corps d’officiers. Bien plus, par leur attitude anxieuse vis-à-vis des généraux, par leur refus timoré de représenter, si peu que ce soit, les intérêts des officiers de leur régiment, ils ne tardent pas à s’attirer le mépris de ceux-ci, — un mépris que, naturellement, chacun se contente d’emmagasiner en secret au plus profond de son cœur. »

De ces colonels « sans relations avec la capitale, » M. Hans Pommer paraît vraiment en avoir connu un bon nombre, et d’ailleurs appartenant à des types d’humanité très divers, mais sans que la différence de leurs tempéramens les ait empêchés de faire retomber d’une égale manière, sur les épaules de leurs « subordonnés, » le terrible poids de servitude qu’ils sentaient à demeure sur leurs propres épaules. Il y en avait de tout humbles et tremblans, qui, lorsqu’ils étaient forcés de se séparer d’un officier gravement coupable, s’ingéniaient à obtenir pour lui un poste plus avantageux dans un autre régiment, par crainte des ennuis qu’eût risqué de leur valoir la moindre parole de blâme. Et, au contraire, il y en avait d’autres qui unissaient à leur plate soumission devant leurs supérieurs une morgue tyrannique à l’endroit des officiers de leur régiment. C’est à cette seconde catégorie que se rattachait, par exemple, le héros de l’instructive histoire suivante :

Un jour, dans une réunion d’officiers, un colonel a exprimé le désir que le corps des officiers de son régiment achetât une grande voiture automobile qui lui permit de visiter les pittoresques régions montagneuses des environs. Un vieux capitaine s’est enhardi à faire entendre sa désapprobation d’un pareil projet, en alléguant la dépense considérable qu’entraînerait non seulement l’achat, mais aussi l’entretien d’une automobile, tandis que, d’autre part, l’existence de nombreuses possibilités de communication par le chemin de fer avait de quoi satisfaire amplement la curiosité artistique des officiers. Cette contradiction téméraire a eu, naturellement, pour effet d’attirer désormais sur le capitaine le mauvais vouloir de son colonel ; et comme tous les autres officiers, résignés d’avance à subir les fantaisies de leur chef, s’étaient empressés de consentir à la proposition de celui-ci, une magnifique automobile a été achetée, moyennant le prix de 12 000 marks. Toutes les économies privées des officiers et tout le contenu de leur caisse commune ont été absorbés par les frais de l’achat, comme aussi par ceux de la construction d’un somptueux garage. L’entretien du chauffeur, en vérité, a été mis tout entier au compte du budget impérial, le colonel ayant promu au grade de sous-officier un simple troupier qui se trouvait être chauffeur de profession, et qui, depuis