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certains passages, plus intimes, et qui m’allèrent droit au cœur.

Je n’ai ni la place, ni le temps d’analyser ici l’œuvre de M. Jules Lemaître. Aussi bien, tous les lecteurs de cette Revue ont présente à l’esprit l’étude magistrale que M. Victor Giraud lui a consacrée en deux articles récens, avec cette largeur de vues et cette sûreté d’information patiente qui sont la marque de tout ce qu’il écrit. Je tiens pourtant à rappeler qu’à la façon dont il a conçu la critique dramatique, M. Jules Lemaître a renouvelé le genre, et en a fait, en quelque sorte, une création originale où il est resté incomparable. Il racontait les pièces et il les jugeait ; mais il semait dans chacun de ses feuilletons tant d’idées, d’impressions, de remarques et de réflexions personnelles qu’on était sans cesse ramené à ce qui seul importe : la vie, la société, notre nature. Il était extraordinairement intelligent. De tous les critiques, depuis l’auteur des Lundis, c’est lui qui a poussé le plus loin la faculté de tout comprendre : ce n’est pas la même chose que de tout admettre. Brunetière le chicanait sur son dilettantisme : ce dilettantisme n’était qu’apparent. M. Jules Lemaître s’en servait comme d’un moyen pour échapper aux allures dogmatiques dont il avait horreur. Mais l’ancien normalien, formé par la culture classique, avait un jugement ferme et sûr, et sa critique, sous ses formes aimables, eut parfois d’utiles sévérités.

Au théâtre, il a donné quelques pièces qui sont, non peut-être le divertissement que recherche la foule, mais des pièces pour les connaisseurs, un régal pour les lettrés. C’est la première en date, Révoltée, si originale, où certaines scènes, par leur franchise et leur naturel, tranchaient sur l’habituelle convention du théâtre. C’est Mariage blanc, d’une qualité de sentiment si raffiné que quelques-uns s’y trompèrent, ne s’attendant pas à trouver chez ce prétendu sceptique de telles ressources d’émotion. Les deux premiers actes du Pardon sont peut-être ce que le théâtre de ces vingt dernières années nous a donné de plus vrai, de plus simple et de plus humain. Puis ce furent les Rois, l’Aînée où il y a d’excellens traits de satire, et la Massière si douloureuse. Aucune de ces pièces, qui toutes ont eu du succès, n’a eu cependant un nombre de représentations considérable. Mais on peut être tranquille. Alors que de bruyantes réputations se seront évanouies, on relira encore, on relira toujours ces comédies de demi-teinte, pour la justesse de leur observation, pour la finesse de leur psychologie, et pour la perfection de leur style. Elles formeront dans l’histoire de notre théâtre un chapitre à part, comme les comédies de Musset, auxquelles elles ressemblent par certains côtés, et