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la Revue Bleue dans la série bientôt fameuse des Contemporains. Quelle finesse ! Quelle pénétration ! Et que de verve ! Et que d’esprit ! Et comme tout cela était alerte, vif, d’un tour élégant et de la meilleure tradition française ! Et comme, d’une semaine à l’autre, on attendait l’article nouveau, pour se donner la fête de ces trouvailles ingénieuses, de cette malice, et de cette langue toute classique, et de ce style facile, souple, nuancé, où la phrase en ses sinuosités avait un charme si enveloppant, où chaque mot rendait un son si pur ! Après l’avoir beaucoup lu, et comme je savais par cœur quelques-unes de ses pages les plus merveilleuses, j’eus l’honneur de lui être présenté : tout de suite je fus conquis. L’écrivain était devenu célèbre en quelques semaines, l’homme était resté modeste, simple, avec une sorte d’ingénuité qui était une séduction de plus chez un moraliste si averti. Il avait de la douceur et de la grâce. Il fallait le voir dans l’intimité, dans les réunions nombreuses, une sorte de timidité qu’il garda toujours l’empêchait d’être tout à fait lui-même. J’ai souvent causé avec lui, dans son clair cabinet de travail de la rue d’Artois, pendant qu’il prenait un à un, et maniait amoureusement, et vous montrait avec fierté ses beaux livres. Il cherchait à plaire : il y mettait de la coquetterie. Et à mesure que l’entretien se faisait plus confiant, on découvrait chez le causeur tout ce qu’il se défendait de livrer au public : une sensibilité un peu ombrageuse, un besoin d’affection qui craignait toujours de se mal adresser. Nul ne faisait moins de protestations que lui ; et nul ne prenait plus de plaisir à tenir plus qu’il n’avait promis. J’ai éprouvé maintes fois, et en des circonstances très diverses, la sûreté de son amitié. Il était fidèle et dévoué. Il était bon.

Un souvenir encore. Quand je fus reçu à l’Académie française, M. Faguet, retenu chez lui par un accident, ne put venir prononcer le discours qu’il avait composé en réponse à mon remerciement. M. Jules Lemaitre accepta de le lire à sa place. Il le lut comme il savait lire, et je ne crois pas que personne ait su lire mieux que lui. Par quoi s’expliquait cet enchantement qu’était chacune de ses lectures ? Par la souplesse, par la variété, par la justesse des intonations, par l’art des nuances, par un don qu’il avait de faire deviner toute sorte de choses en marge de ce qu’il exprimait, par le timbre de la voix caressante, insinuante, et qui mettait en vous un frisson délicieux. Oui, mais il y avait autre chose et mieux ; et, ce jour-là, j’ai pénétré son secret. Dans sa lecture il livrait toute son âme, toute la tendresse qu’à l’ordinaire il cachait. Je garderai toujours dans ma mémoire l’accent dont il lut