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contré quelque spécimen, et dont il n’est presque pas une famille qui n’ait eu à souffrir : c’est l’homme d’affaires qui ne fait pas d’affaires. Il court après les affaires, mais il ne les attrape jamais : ce sont elles qui quelquefois l’attrapent. Le perruquier légendaire affichait que demain on rasera gratis. Lui, il est toujours à la veille de conclure l’affaire magnifique qui va soudain l’enrichir, avec sa famille, ses amis, les amis de ses amis, et qui répandra sur tout son entourage les flots du Pactole. En attendant, il dépense sans compter : qu’importe, quand on a la richesse en perspective ? Il emprunte sans scrupules : heureux créanciers qui seront remboursés au centuple ! Il s’amuse sans vergogne : la régularité des mœurs est un mérite mesquin, à la taille et à l’usage des petits bourgeois qui vivent timidement. Lui, qui vit dangereusement, a besoin de donner libre cours à toutes ses énergies. Rien d’ailleurs qui avertisse ceux qui l’approchent et les mette en garde contre ses instincts redoutables. Il a de la rondeur, il est aimable, souriant, — et effrayant.

C’est un de ces personnages, empruntés à la vie courante, que M. Tristan Bernard s’est proposé de mettre en scène dans le Prince Charmant. Il connaît à merveille cette région de la bourgeoisie située sur les confins du commerce et de la finance. Il en a vu les originaux se mouvoir autour de lui, sans méfiance et au naturel. Il les a observés de son regard narquois, avec son air de n’y pas toucher, notant de préférence, et parce que telle est sa manière, les menus détails qui sont des indications de caractère et résument ou révèlent tout un long travail. Il les peindra de son art curieux, minutieux, impassible, art de pince-sans-rire qui se garde de forcer la note, de charger les couleurs, surtout de déclamer, ou même de s’irriter ou de s’attendrir, et à qui il suffit de faire partout flotter une imperceptible ironie.

Nous voici chez M. Colvelle, chapelier à l’enseigne du Castor Canadien, boulevard Richard-Lenoir. C’est un intérieur de commerçans de la vieille école : tel celui que Victorien Sardou décrivait déjà au premier acte de Maison neuve. On habite au-dessus du magasin et en communication constante avec lui : la vie du magasin et la vie de la famille se mêlent à tous les instans. En affaires, on est serré, prudent; on ne dédaigne aucun bénéfice ; on craint les risques ; on a pour doctrine et pour procédé, le gagne-petit. Quoiqu’on ait, à ce système, gagné une large aisance, on continue le même train modeste et économe. Mme  Colvelle, en même temps que la plus attentive des maîtresses de maison, est sa première servante. On va aux courses, tant il est vrai que les courses sont entrées dans les mœurs, mais on y