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UN VILLAGE D’ALSACE-LORRAINE EN 1914.

dans ces conditions. Trois ont déjà déguerpi, dont mon malheureux négociant en chaussures. Le quatrième est un ancien marchand de bonbons ; son outrecuidance seule le fait résister à tous les désagrémens qu’il s’attire, et son extraction médiocre lui permet de se distraire dans la compagnie des gendarmes, facteurs, douaniers et autres de ses compatriotes.

Le cinquième est un ancien officier, charmant, doux, cultivé, le plus civil des hommes. Son histoire est lamentable. Il est venu avec tous les siens, a acheté la vieille maison d’une illustre famille et a accompli sa tournée de visites dans le voisinage, parcourant, le sourire aux lèvres, les rues et les champs. Ses amabilités lui sont restées pour compte. Il a essayé de lutter, avec une parfaite courtoisie d’ailleurs. En vain. Il ne voit personne et ne parle à âme qui vive. Sa femme, dépitée, l’a poursuivi de ses récriminations et accablé de scènes. Le ménage est devenu un enfer. Ils ont été pris de maladie noire. La femme est morte, en est morte. Je crois que lui ne s’obstine plus que par discipline. Il en est venu à adopter l’habitude du pays : il s’installe derrière les persiennes closes et inspecte tout le jour l’élément hostile qui bat ses murs.

Reste la question des mariages entre les deux élémens. J’en ai déjà dit quelques mots.

Ceux d’Alsacien-Lorrain à Allemande sont moins fréquens que ceux d’Alsacienne-Lorraine à Allemand. On a vu les motifs du premier phénomène ; pour l’inverse ils se tirent du même ordre d’idées. La femme choisit moins dans le mariage ; les difficultés de la vie pour elle la poussent à accepter plus rapidement le premier parti qui se présente. Aussi ces mariages sont-ils d’autant plus fréquens que l’on descend davantage dans l’échelle sociale.

À vrai dire, les uns et les autres ne sont pas très nombreux, mais leurs conséquences sont différentes. Les mariages d’Alsacien-Lorrain à Allemande sont sans effet appréciable. En revanche, l’Alsacienne-Lorraine a une grosse action dans son foyer. Elle adoucit le mari à l’égard de la France, et elle francise les enfans.

Un ancien magistrat allemand, époux d’une Lorraine, s’est fixé à sa retraite dans notre localité. C’est un petit homme, tout pangermaniste. Sa terreur que l’on doute de la supériorité de sa grande patrie est telle, que la conversation avec le moindre indigène le disloque en mille politesses : il ne voudrait pas être