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UN VILLAGE D’ALSACE-LORRAINE EN 1914.

genre d’industrie, et celle-ci était en outre très mal placée. Elle tomba rapidement en faillite. Un groupe de brasseurs allemands l’a rachetée et a mis à la tête un nouveau directeur. En moins d’un an, même résultat. Vous croyez que ces chutes successives ont donné à réfléchir et jeté le découragement ? Pas du tout ; deux fois encore l’affaire a été rachetée, remise à flots et y a toujours immanquablement sombré. Présentement, elle est encore en faillite, et l’on parle déjà d’un nouveau groupe allemand pour la relever. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que l’insuccès a fait naître la concurrence. D’autres Allemands sont venus établir la même industrie dans le village, voici deux ans ; ils n’ont pas eu plus de succès.

Et l’aventure n’a rien d’exceptionnel. À des distances plus ou moins grandes de chez moi, sous d’autres formes, elle s’est fréquemment renouvelée.

L’Allemand a d’abord contre lui un très grave défaut et un très mauvais principe commercial : il n’est pas économe, et il ne recherche que les chiffres d’affaires, sans avoir égard à la proportion des bénéfices.

J’ai connu plusieurs Allemands qui, dans des situations de genre différent, gagnaient largement leur vie. Ils mangeaient tout ce qu’ils gagnaient, alors même qu’ils étaient chargés de famille. Et à leur mort, c’était la misère pour leur femme et leurs enfans.

La poursuite du gros chiffre d’affaires procède de l’éternelle vanité germanique. Un ancien fabricant de chaussures, retiré, me racontait avec orgueil qu’il était arrivé à faire jusqu’à 400 000 marks d’affaires par an ; je trouvais le résultat magnifique, mais j’étais étonné que cet homme eût une retraite si modeste. Je lui demandai combien il gagnait sur ces 400 000 marks. « De 12 à 15 000 marks par an, » me répondit-il. « Prélevés vos appointemens personnels et l’intérêt des sommes engagées ? » poursuivis-je. Il ouvrit de grands yeux comme à une question étrange et me répondit : « Pas du tout, 12 à 15 000 marks, tout compris. »

Trois à quatre pour 100 du chiffre d’affaires, comme bénéfice total, c’est tout simplement ridicule et le plus souvent dangereux. En France on travaille à un taux de bénéfice autrement rémunérateur ; en Angleterre aussi. Un homme dans les affaires sait qu’une marge de bénéfices trop réduite peut