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UN VILLAGE D’ALSACE-LORRAINE EN 1914.

Elle se compose principalement d’ouvriers agricoles. Les industries sont rares dans ma région. Plusieurs usines ont fermé leurs portes après la guerre ; celles qui ont subsisté n’ont pas une grande activité ; il s’en est très peu créé. C’est ici qu’il faut confirmer ce que j’ai vu énoncer quelquefois ailleurs : entre les pays d’Allemagne proprement dits et les départemens orientaux de la France, qui les uns et les autres ont pris depuis quarante ans un essor industriel merveilleux, l’Alsace-Lorraine est comme en stagnation. Sans doute, certains cantons sont des centres industriels importans ; mais même ces cantons n’ont pas connu une progression comparable à celle des contrées voisines de France ou d’Allemagne.

Je sais donc peu de chose de l’ouvrier d’usine. Je crois que ce que je vais dire de l’ouvrier agricole lui est néanmoins applicable en grande partie.

Les salaires ont bien augmenté depuis la guerre, plus que doublé. Le coût de la vie a beaucoup augmenté aussi. De façon générale cependant, la situation matérielle de l’ouvrier est bonne. L’Alsacien-Lorrain est d’ailleurs un ouvrier de tout premier ordre. Il fait prime sur l’ouvrier allemand, qui est lymphatique, travaille plus longuement et produit moins. Il n’est pas rare de voir l’ouvrier agricole allemand faire sa sieste hiver comme été ; la sieste n’est guère connue de l’Alsacien-Lorrain que pour quelques journées d’été, les plus chaudes ; et ce n’est pas au temps des longues nuits qu’il en faudrait parler. Sur un chantier de travaux publics, il y a quelques années, la Société allemande qui les exécutait a été amenée à éliminer peu à peu tous les Allemands pour ne conserver que les indigènes, à cause du rendement supérieur de leur travail.

Ces conjonctures favorables pour elles n’ont pas changé les sentimens des classes populaires. Elles sont françaises de cœur et d’esprit. MM. Maurice Barrès, Paul Acker, d’autres encore, ont parfaitement noté l’état d’âme de l’Alsacien-Lorrain, même des couches les plus basses : il a conscience d’appartenir à une civilisation supérieure à celle de son vainqueur.

Ce sentiment donne une force de résistance extrêmement puissante, la plus puissante que l’humanité ait jamais connue. C’est lui qui a mué peu à peu l’Empire romain en Empire byzantin, et qui a fait l’absorption si facile des Barbares au moyen âge, en Gaule et ailleurs. C’est un sentiment invincible.