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6 décembre.

Madame Mère habite le palais Rinuccini au coin du Corso et de la place de Venise. Comme elle ne sort plus de son appartement, son visage est d’une pâleur de spectre et la fait ressembler aux bustes dont elle est entourée. Toutes ces têtes de marbre lui tiennent compagnie, bien qu’elle les devine par le souvenir plutôt qu’elle ne les aperçoit avec les yeux ; elle perd en effet la vue et ne peut plus songer ni à lire, ni à travailler de ses doigts. Très exigeante pour son entourage, elle met à une rude épreuve le dévouement de Mlle Rose Mellini. L’isolement de cette pauvre fille est tel, depuis quatorze ans qu’elle est attachée à cette triste maison, qu’elle s’estime heureuse d’avoir pu y faire entrer une lingère de son pays ; ainsi, elle a du moins quelqu’un à qui elle peut se reprendre et parler à cœur ouvert.

La Reine elle-même avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces en s’imposant d’aller chaque jour au palais Rinuccini ; malgré la peur que j’en avais, elle s’est décidée à s’y faire accompagner par moi. Pour mon début, j’ai oublié d’apporter la petite comédie que j’étais chargée de lire ; pendant qu’un domestique revenait la chercher, le Prince, à cheval sur une chaise, me plaisantait en faisant le gamin.

Il a critiqué ensuite cette Seconde année, qui me plaisait au contraire et qui amusait Madame Mère. L’esprit de cette femme a conservé toute sa vivacité. On ne la consulte jamais sans retrouver en elle cette force de raison, cette clarté de jugement qu’on admirait chez l’Empereur. La lecture finie, elle a parlé des circonstances dramatiques dans lesquelles elle a quitté la Corse en 1793. Paoli venait de s’emparer du pouvoir, à Corte, et de former une consulta dont ce même Pozzo di Borgo, l’ennemi juré des Bonaparte et de la reine Hortense, était le secrétaire tout ce parti voulait la réunion de la Corse à l’Angleterre. Napoléon commandait alors un bataillon de volontaires ; il était à Ajaccio au retour de l’expédition de Sardaigne, dirigée par l’amiral Truguet ; l’insuccès de cette tentative encourageait justement Paoli dans ses menées séparatistes. Napoléon reçut de lui des ouvertures et lui répondit vertement que la Corse était Française, qu’il l’était lui-même que, quelques avantages que l’Angleterre put lui offrir, il préférerait toujours la mort à la trahison.