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1er décembre.

Toute la journée, les cloches ont sonné le glas du Pape, et c’est encore à ce bruit lugubre que les invités de la Reine se réunissent ce soir dans son salon.

M. et Mme de Moustiers arrivent avant qu’elle ait achevé sa toilette. Ils ont quitté volontairement la France après les journées de Juillet. Lui, mi-jeune, mi-gros, ancien joli garçon, reste parfait homme du monde et refuse d’habiter plus longtemps un pays où il vient de perdre ses pensions et ses grades. Elle, déblatère contre le nouveau gouvernement, avec l’assurance d’une jolie femme habituée à plaire, et qui représente à Rome la mode de Paris. Malgré quelque chose de hautain, on ne peut nier en effet qu’elle n’ait le charme français.

Les trois Vernet sont les autres convives. Je voudrais pouvoir dire : Joseph Vernet, peintre de marines ; Carle Vernet, peintre d’histoire et peintre d’animaux ; Horace Vernet, peintre de batailles, mais Joseph est mort depuis longtemps, et la réunion de ces trois étonnantes générations d’artistes ne sera plus possible que dans l’autre monde. C’est Horace, sa femme et sa fille qui dînent avec nous. Il vient d’être nommé directeur de l’Académie française à Rome et se trouve ainsi à quarante ans, dans un âge où son talent peut n’avoir pas encore atteint l’apogée, soumis à cette influence italienne si bien faite pour lui inspirer de nouveaux chefs-d’œuvre. Ses tableaux de genre : le Chien du régiment, le Cheval du trompette, l’ont rendu populaire dès le temps de l’Empire et fait recevoir chez l’impératrice Marie-Louise et chez le roi Jérôme ; mais les toiles qui lui ont valu dans l’art ses titres de noblesse datent de la Restauration. Ce sont ses batailles de Tolosa, de Jemmapes, de Valmy, sa Mort de Poniatowski, et surtout son Pont d’Arcole.

Il est de taille moyenne, maigre, les traits accentués ; sa physionomie répond mieux à sa réputation que sa conversation. Il m’avait paru n’être poli que tout juste à l’arrivée. Placé à côté de moi, il a un peu réparé ; mais il fait vraiment trop de calembours. Mme Horace Vernet n’est ni bien ni mal. Leur fille, à seize ans, est belle comme un ange, de cette beauté immobile qu’on prête à la belle Ferronnière, et qui en impose par le calme, par la fraîcheur, par l’éclat.

Assise à la table ronde, j’ai fait tourner des valets à cette