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Mais elles ne peuvent être que l’effet des activités individuelles. « La nature » est « un produit de la pratique de l’homme et, ce n’est que lorsque celui-ci oublie comment il y est parvenu, qu’il trouve en face de lui ce quelque chose d’étranger qui le terrifie par un aspect de mystère impénétrable. » Entre le présent qui se fait ou se défait et le lendemain qui, une fois fait, s’impose, quelle règle donc adopter ? Avant tout, agir, sans s’embarrasser de prétendues lois étrangères, et surtout de lois supérieures. Le dessein et l’exécution ne font qu’un : l’homme agit en changeant à chaque instant de dessein, parce que change à chaque instant la réalité qui est la base de son action. Si tout va bien, il n’y a qu’à continuer ; s’il y a un obstacle, à s’arrêter. L’homme doit donc être comme un discobole qui après avoir, — selon son inspiration, — lancé son disque, regarde où il va, ou encore comme un homme qui se jette d’abord à l’eau et ensuite se dirige d’après la vague. « S’il faut donc une philosophie antérieure à l’action, c’est celle qui délivre des hésitations, des calculs, des prévisions. La règle suprême est qu’il faut sortir de la règle, c’est-à-dire « affranchir le cas individuel qui, en tant que tel, est toujours irrégulier. »

Tel est ce mélange de scepticisme et de résolution, servi par une érudition considérable et une dialectique qui, pour être un peu alourdie par trop de citations et de références, n’en est pas moins très incisive et ne laisse pas trop rêver, dans le sommeil de leur incertain dogmatisme, les amateurs d’idéalités et de valeurs abandonnés à l’enthousiasme, si facile à retourner, d’un chacun. Ce n’est pas seulement dans nos recherches d’école, dans nos controverses pacifiques sur le contingent et sur l’intuition, ou sur l’essence du mysticisme, que l’Italie a beaucoup à nous apprendre. Qu’elle nous apprenne notamment à profiter de ses leçons, pour surveiller, nous aussi, dans le conflit de nos intérêts, les jets du discobole. Dans une édition anglaise de Machiavel (Oxford, 1891) je lis cette phrase du comte Sclopis (un disciple attardé des Rosmini, des Gioberti et des Rossi) : « Il m’a été pénible de voir le gouvernement provisoire de la Toscane, en 1859, le lendemain du jour où le pays recouvrait sa liberté, publier un décret portant qu’une édition complète des œuvres de Machiavel serait faite aux frais de l’Etat. »


HENRI JOLY.